N.º 13 - April 2017

Nassima Dris,Laboratoire des Dynamiques Sociales (DySoLab), Université de Rouen Normandie (France) & l’UMR Cités-Territoire-Environnement-Sociétés (CITERES), CNRS, Université de Tours (France). Département de Sociologie. Rue Lavoisier, F-76821 Mont Saint-Aignan, France.Sociais e de Gestão, Lisboa, Portugal

O jogo duplo do espaço urbano. Contributos para uma sociologia pragmática do espaço

Resumo: Se a grande cidade, em certos aspectos, liberta o indivíduo, noutros limita-o. Liberta das restrições comunitárias, colabora no seu desenvolvimento intelectual, porém, simultaneamente, acarreta elementos de instabilidade e certas contingências relacionadas com a mobilidade. O objectivo deste artigo é questionar o papel do espaço como experiência social, política e cultural no contexto urbano. Para isso propõe um debate que parte da investigação urbana em geral e do campo da sociologia urbana em particular, cobrando especial relevância a pertinência do enfoque pragmático.

Palavras-chave: Espaço, Cidade, Sociologia Pragmática, Investigação Urbana.

The key dual role of urban space: A contribution to a pragmatic sociology of space

Abstract: If in some ways the big city liberates the individual, it also sets constraints on individuals. Indeed, if the big city partakes in the intellectual fulfillment of the individual and sets him free from the constraints of a community, it also imposes on the individual the instability and contingencies of mobility. To explore this two-faced role this paper resorts to the analysis of space in urban sociology and urban research in general as well as the relevant pragmatic approach of urban analysis. It aims to explore the role of space as a political, social and cultural experience of an urban environment.

Keywords: Space, City, Pragmatic Sociology, Urban Research.

Le double jeu de l’espace urbain: Contribution à une sociologie pragmatique de l’espace

Résumé: Si par certains côtés, la grande ville libère l’individu, elle le contraint par d’autres. En effet, elle l’affranchit des contraintes communautaires, participe à son épanouissement intellectuel mais lui impose l’instabilité et les contingences de la mobilité. Le débat proposé dans cet article situe l’espace dans le champ de la sociologie urbaine et la recherche urbaine en général, d’une part et la pertinence de l’approche pragmatique dans l’analyse urbaine, d’autre part. L’objectif est d’interroger l’espace en tant qu’expérience sociale, politique et culturelle en milieu urbain.

Mots-clés: Espace, Ville, Sociologie Pragmatique, Recherche Urbaine.

Introduction

Les sens multiples de la spatialité (Bachelard, 1958) et du “vivre-ensemble” sont au cœur de la sociologie urbaine. Aujourd’hui, le processus de la mondialisation accorde à la ville un rôle primordial dans le devenir de nos sociétés. Elle est le lieu stratégique annonçant les tendances majeures de la société contemporaine. A l’évidence, chaque société est traversée par des courants idéologiques divers qui influent sur le cours des choses et maintiennent les réalités sociales en devenir perpétuel. Or, cette mouvance généralisée n’exclut en rien les fondements et le socle sur lequel reposent les référents sociaux et culturels des groupes sociaux. Il s’agit de comprendre comment se négocient ou se réinventent les relations, les rôles et les liens entre ancrage et mobilité. Autrement dit, comment aborder la complexité du rapport entre les espaces et la société? Cet article[1] a pour visée une analyse de l’espace en tant qu’expérience sociale, politique et culturelle inscrite dans le champ de la sociologie urbaine et la recherche urbaine en général.

Il est désormais admis que, par certains de ses aspects, la grande ville libère l’individu mais le contraint par d’autres. Autrement dit, elle l’affranchit des contraintes communautaires et participe à son épanouissement intellectuel en lui imposant par ailleurs, l’instabilité et les contingences de la mobilité. Dans cette perspective, le rapport entre distance et proximité interroge ce qui permet aux individus de s’affranchir des liens communautaires pour s’inscrire dans la mobilité et le changement constant. Cette dualité favorise à la fois la diversité des expériences individuelles et la communication avec autrui (Park, cité dans Grafmeyer et Joseph, 1984, pp. 197-211). L’idée est ancienne, elle s’apparente à la pensée de Kant selon laquelle “la liberté” réside dans l’action en tant qu’expérience d’une citoyenneté active qui se manifeste au moment même de l’action, comme le souligne Arendt “ni avant, ni après; être libre et agir ne font qu’un” (Arendt, 1961, p. 198). La ville oblige ainsi l’individu à une adaptation constante aux choses du monde, à la diversité des situations et à l’objectivité au sens de Simmel qui l’associe à la liberté individuelle: “L’homme objectif n’est retenu par aucune espèce d’engagement susceptible de le faire préjuger de ce qu’il perçoit, de ce qu’il comprend, ou de son évaluation du donné” (Simmel, 1984, p. 56). De nombreux auteurs contemporains poursuivent la réflexion sur les nouvelles configurations sociales à partir des nouveaux modes de communication à l’échelle globale (Castells, Goffman, Joseph, Sennett, Hannerz, Urry, Bauman…).

Face à un monde de discontinuité et de mobilité, il s’agit alors de saisir l’espace comme un ensemble d’îlots où se développe “l’insularisation de la socialisation”. Dans ce contexte “les espaces comportent aussi bien une dimension d’ordre qui renvoie aux structures sociales qu’une dimension de l’agir, à savoir le processus de leur organisation” (Löw, 2015, p. 132). Cette perspective repose sur l’idée selon laquelle l’espace émerge de l’interaction entre objets, structure et culture. On perçoit bien ici l’expression d’une théorie dynamique de l’interdépendance des dimensions matérielles et symboliques de l’espace.

Plus récemment encore, Blokland (2017) revient sur la notion de communauté pour spécifier que celle-ci n’a rien à voir avec une construction stable fondée sur des relations durables avec les parents, les amis, les groupes sociaux ou les voisins. Elle confirme, au contraire, son caractère fluide et éphémère. Autrement dit, les communautés contemporaines sont marquées par des pratiques urbaines actives et partagées. Elles s’inscrivent de ce fait dans de multiples dimensions spatio-temporelles. Il en résulte deux acceptions de la communauté: d’une part, la familiarité et la construction des identités et d’autre part, la liberté d’entrer et de quitter les espaces urbains. Il s’agit donc d’une expérience urbaine dynamique sans lien avec la fixité et l’immobilisme des pratiques. Cela revient à dire que l’interprétation de la demande sociale nécessite de “comprendre les micromondes d’un univers complexifié” (Hirschborn, 2010). Malgré la complexité d’une mise en pratique d’une sociologique de la mouvance et de l’impermanence, l’intérêt d’une telle démarche est de rendre intelligible les “dimensions cachées” de l’espace. La confrontation des échelles, leur croisement, leur superposition constituent, en ce sens, un choix méthodologique adapté à l’inscription des approches spatiales dans une dynamique plus large englobant la société dans son ensemble et ses multiples évolutions.

Espace public, coprésence et visibilité des acteurs

Si nous admettons que les individus adhèrent à une multiplicité de milieux sociaux à géométrie variable, nous acceptons par là-même la possibilité pour les individus d’appartenir à plusieurs mondes à la fois. Or, certains auteurs mettent en évidence des réalités antinomiques opposant d’une part, l’espace de la mobilité réelle ou virtuelle sans contraintes (liberté d’aller et de venir) et d’autre part, l’espace de la fixité vécu comme une astreinte et un enfermement progressif (Bauman, 2007). Ces deux univers opposent deux perspectives de la vision du monde et deux stratégies du rapport à l’espace mondialisé. Toutefois, sans nier l’existence des mondes opposés, il est judicieux de déplacer le regard vers les interstices des pratiques sociales pour en saisir les sens.

Le regain d’intérêt pour la sociologie pragmatique réside dans le dépassement du rapport individu-société et la multiplicité des perspectives d’analyse. Cette sociologie accorde une place privilégiée aux compétences des acteurs et au caractère situé de l’action en intégrant la pluralité des modes d’engagement et un intérêt pour l’analyse des discours des acteurs sur leurs propres actions. Cette “sociologie des épreuves” se veut résolument empirique et expérimentale avec un renouvellement permanent du protocole d’enquête et du regard sociologique du chercheur. Ainsi, l’espace public comme épreuve s’apparente à une expérimentation de l’occupation d’un lieu par la mobilisation collective.

Comme le suggère Joseph, la sociologie pragmatique distingue trois aspects essentiels propres à l’espace public et à ses limites à savoir, l’utopie communautaire, la visée anthropologique, la théâtralité de l’espace:

Penser aujourd’hui l’espace public de nos grandes métropoles, c’est commencer par l’affranchir d’une vision réductrice, qui tend à en faire l’espace résiduel de l’habitat ou de l’œuvre architecturale, et d’une utopie communautaire qui voudrait le rabattre sur l’espace collectif appropriable. C’est, ensuite, reconnaître sa spécificité anthropologique comme domaine de l’espacement, de la vacuité ou du passage, mais aussi des congestions, des rencontres ritualisées et des cérémonies publiques. Admettre sa théâtralité, mais comprendre en même temps sa capacité à faire de l’expérience de tout citadin une configuration de perspectives toujours renouvelées. (Joseph, 1995)

La vulnérabilité de l’espace public de circulation amène à examiner une situation de mitoyenneté car “avant d’être citoyens, nous sommes mitoyens et c’est dans cette proximité distante avec l’étranger que nous apprenons à donner un sens commun à la notion de monde” (Joseph, 2007, p. 216).[2] Les espaces publics sont considérés ici comme des espaces de rencontres socialement organisés par des rituels d’exposition ou d’évitement. Ils désignent un espace d’interactions où se construisent des expériences individuelles rendues possibles par l’anonymat de la ville. Si, dans cette définition, l’espace physique correspond aux “prises”[3] offertes aux citadins pour y inscrire leurs pratiques, les espaces publics se définissent surtout par des expériences et des interactions individuelles. Dans un référentiel théorique réunissant des auteurs classiques comme Simmel, Tarde ou encore Goffman, Joseph ancre sa réflexion dans l’approche microsociologie et se positionne en passeur indéfectible dans ce domaine:

La microsociologie s’est vue reprocher de ne s’occuper que des détails: du quotidien plutôt que de l’histoire, des portillons du métro plutôt que du nouvel esprit du capitalisme, comme si elle avait vocation à rapetisser la discipline, à se limiter à des configurations ponctuelles, à fournir des vignettes illustratives aux logiques structurales. Je pense au contraire qu’elle approfondit et surdétermine le jeu des structures, qu’elle élargit le souci du chercheur. Dès lors qu’il se donne cet objet qu’est un public, il peut prétendre parasiter tous les champs et tous les domaines. (Joseph, cité dans Céfaï et Pasquier, 2003, p. 323)

L’enquête ethnographique comme “intelligence organisée” (Dewey, 1967) ou comme “expérience ordinaire” prend sens ici car il ne s’agit pas de s’engager dans des voies largement balisées mais d’opter pour une observation fine fondée sur l’enquête in situ.

C’est ainsi que la microsociologie opère un changement d’échelle pour se rapprocher “du souci du chercheur”:

l’analyse des rites d’interaction, dès lors qu’elle élit simultanément pour terrains d’observation les lieux publics et le cercle de la conversation, se donne pour programme d’explorer des formes intermédiaires de socialisation qui se situent entre les deux extrêmes que sont les routines ordinaires du lien social et l’emballement des foules, entre l’unisson et l’anomie. Dans ces formes banales se conjuguent régulièrement intensité et tensions, incidents mineurs et rites libérateurs, oubli de soi et division de soi. Elles font la consistance et la fragilité du lien social tour à tour sacralisé ou profané. Aussi, la rue demeure le terrain privilégié d’observation des rituels du quotidien. Comme le montre Goffman, les relations en public nécessitent “de faire un diagnostic, de calculer, d’anticiper, de scruter l’environnement et de juger du risque potentiel d’une situation. (Goffman, 1973, p. 252)

L’espace public est interrogé ici dans sa capacité à engendrer des nouvelles formes d’organisation sociale et spatiale plus à même d’envisager l’émergence de nouveaux acteurs et des libertés individuelles.

Par ailleurs, l’analyse des mobilités à l’échelle planétaire s’impose dans la recherche académique dans la mesure où cette dimension participe à la transformation sociale et historique des sociétés contemporaines. Il n’en demeure pas moins qu’à l’instar des travaux de la première et deuxième Ecole de Chicago, les nouvelles recherches questionnent les rapports à l’altérité pour repenser le rapport à l’espace politique. La ville appréhendée à la fois comme laboratoire urbain et comme “horizon démocratique” (Joseph, 2007) débouche sur une problématique fondée sur les compétences des usagers et leur publicisation, les vulnérabilités, les conflits d’usage, etc. Dans cette optique, l’étendue du voisinage n’est ni délimitée ni définie a priori. Elle puise son sens dans l’action interindividuelle marquée par une dimension spatio-temporelle: L’okolica (voisinage) pour le paysan polonais “s’étend aussi loin que l’on entend parler d’un homme, aussi loin qu’il fait parler de lui” (Thomas, cité dans Grafmeyer et Joseph, 1984, p. 81). Il s’agit d’un code moral d’une communauté typique disparue et “qu’il nous faudra sans doute recréer, à travers une forme quelconque de coopération, afin d’assurer une société normale et équilibrée — un arrangement qui correspondrait à la nature humaine.” (Thomas, cité dans Grafmeyer et Joseph, 1984, p. 82). Toutefois, il convient de signaler qu’aujourd’hui, les nouvelles formes de coopération sont celles de l’étirement des relations dans des distances indéterminées (Giddens, 1994) grâce aux multiples connexions rendues possibles par les avancées technologiques et la mobilité réelle et virtuelle. Dans ce cas de figure, l’espace physique ou réel semble débordé par l’importance des réseaux envisagés comme un capital social à préserver et à enrichir. En conséquence, la figure de l’exclu se définit comme particulièrement éloignée de la source de richesse et de pouvoir que représente le nombre de connexions (Sennett, 2000). Ce changement de perspective modifie le rapport au temps et à l’espace dans la mesure où l’idée de carrière au sens premier du terme n’a plus de pertinente du fait de l’incertitude et de la mobilité du monde moderne à tel point que “les voies durables dans le monde de l’action sont devenues des territoires étrangers” (Sennett, 2000, p. 210). Ces nouvelles configurations sociales soulèvent des questions relatives à la vulnérabilité des liens sociaux dans une société faite d’épisodes et de fragments (Sennett, 2000, p. 31).

C’est ainsi que l’espace des lieux fondé sur l’expérience humaine, le face-à-face, la proximité, l’échange et la co-présence s’oppose à l’espace des flux tourné vers les réseaux qui découlent du pouvoir économique à l’échelle planétaire (Castells, 2013). Si dans le premier cas, il s’agit de la valorisation de la localité et des liens de proximité, dans le second, l’espace éclaté aboutit à la dispersion des rapports sociaux et l’émergence des liens virtuels. Quant aux nouveaux espaces de pouvoir, ils résident dans les “nœuds de réseaux”, comme lieux de la domination économique et politique symbolisée par l’architecture monumentale (les tours les plus hautes du monde, les aéroports, les ouvrages d’art, les grands projets urbains, etc.). Ces deux pôles analytiques reposent sur des situations duales entre domination et résistance. La question qui s’impose est celle de savoir si les décisions prises au niveau local sont en mesure de réduire les inégalités et les injustices territoriales quand le principe de subsidiarité n’est possible que si la lutte contre les injustices se situe à l’échelle mondiale (Sen, 2010). Autrement dit, il ne peut y avoir d’équité locale sans équité globale. L’objectif est de rapprocher l’efficience économique de l’équité sociale en articulant la demande individuelle et la demande collective. Comment dès lors, interroger l’improbable “horizon démocratique” de nos villes faites d’incertitudes, de vulnérabilités, de migrations, de résidences multiples et parfois, éphémères?

Figures plurielles de l’urbanité

Interroger l’urbanité pour comprendre l’espace public vise à comprendre la nature des interactions en public et les relations réciproques entre l’individu et son environnement urbain. L’urbanité désignent une sociabilité propre à la ville marquée par une capacité à fonder des réseaux et créer des liens sociaux. Il s’agit du travail qu’effectue la société sur elle-même pour réguler les rapports sociaux en son sein, grâce à ses propres règles. L’objectif de cette démarche est de contourner le risque de minorer une des caractéristiques essentielles de la ville, à savoir un espace propice à la rencontre avec l’inconnu, l’inattendu et le partage d’expériences. La rencontre fortuite ou serendipity ouvre des perspectives sur l’interaction urbaine comme un “heureux hasard” qui illustre la possibilité de rencontre avec l’étranger (Hannerz, 1980). Les citadins ne sont pas assujettis à des comportements figés même si l’engagement dans des rapports sociaux impersonnels nécessite une “maîtrise des codes de l’apparence” ou même, l’indifférence comme figure de la ville contemporaine. Par ce dispositif, l’individu développe des capacités à “s’engager dans des rapports sociaux impersonnels” insufflés par “la culture publique” dont les manifestations recouvrent “l’art des façades” et la “parole de circonstance” (Sennett, 1974). Le citadin manifeste ainsi une “disponibilité personnelle au changement” (Sennett, 1974). Il dispose de capacités nécessaires à la gestion de ses relations aux autres et à la participation aux expériences de la ville. Il est censé être débarrassé des règles de vie imposées par la communauté ce qui lui permet d’évoluer dans un contexte d’échanges policés. Dès lors, chaque individu adapte son rôle aux attentes des autres individus en présence. La règle du jeu est de “garder la face” dans des situations de coprésence ou d’évitement. Il s’agit de “se rendre poliment étrangers les uns aux autres, à s’installer dans une extériorité des uns par rapport aux autres, à instaurer une a-propriété mutuelle” (Quéré et Brezger, 1993, p. 91). Cette “sociologie des circonstances” met à jour les “relations syntaxiques qui unissent des actions de diverses personnes mutuellement en présence” (Goffman, 1994, p. 8). L’organisation des rapports humains correspond à une attente réciproque régie par un ensemble de règles éminemment sociales renvoyant à ce que Georges Herbert Mead (1963) appelle “l’autrui généralisé”. Reste à savoir si les rues de nos villes sont effectivement des lieux susceptibles de faire advenir la conscience de soi et des autres dans des espaces ouverts à tous.

Les compétitions de la vie quotidienne conduisent, sous certaines conditions, à des situations de “déficit d’urbanité” et à l’invisibilité des altérités dans l’espace public (sans abri, toxicomanes, enfants en situation de rue, femmes et autres catégories sociales indésirables ou stigmatisées). L’accessibilité est une question centrale pour comprendre ce qui se joue dans l’espace public qui associe “la connexion, le vide et la capacité d’accès” (Mongin, 2012). La question n’est pas seulement de savoir comment une population s’approprie son cadre de vie, son territoire, mais de savoir comment elle peut accéder aux ressources de la ville, qu’elles soient locales ou qu’elles tiennent à l’agglomération (Joseph, cité dans Jolé, 2002).

Il arrive que le citoyen ne se contente pas d’être un spectateur de son environnement pour s’engager, réellement ou symboliquement, pour des valeurs de justice et d’équité sociales. L’occupation des places publiques lors des manifestants politiques participe-t-elle à la formation d’un “contre espaces”, au sens de “lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les compenser, à les neutraliser ou à les purifier” (Foucault, 1984, p. 46)? Les nouvelles configurations sociales, politiques et économiques à l’échelle planétaire invitent à repenser l’urbanité dans un contexte qui renouvelle la question de l’espace public donnant à voir de nouvelles formes d’expression en public.

Espace urbain et situations paradoxales

Dans quelle mesure la société contemporaine ou “société-monde” faite de transversalités, peut-elle contribuer à l’émergence d’une société réflexive, polycentrique et multidimensionnelle? Il s’agit d’interroger les paradoxes liés à l’ancrage identitaire face à la mouvance généralisée. Ces nouvelles réalités transforment-elles les rapports aux lieux et les manières d’habiter? Comment se négocient et se réinventent les relations, les rôles, les liens dans l’espace concret?

La “cité globale” (Sassen, 2009) résulte d’un double mouvement, celui des personnes les plus qualifiées pour qui la mobilité est un outil privilégié pour développer des compétences et celui des migrants les plus démunis à la recherche d’un monde meilleur. Mais au-delà du phénomène migratoire, la flexibilité aboutit à une forme sociétale qui se caractérise par la “permanence de l’éphémère” et la “durabilité du temporaire” (Bauman, 2007). Or si la flexibilité et la mobilité définissent les sociétés contemporaines, l’ancrage et la fixité n’ont pas disparu. En effet, ces deux formes d’existence coexistent: d’une part, la flexibilité à l’échelle planétaire dans lequel l’espace n’est plus une contrainte puisqu’il peut être traversé dans ses formes réelle ou virtuelle; d’autre part, l’ancrage à l’échelle de la localité par choix ou par contrainte. Or ces deux formes de l’habiter correspondent à deux visions du monde avec des stratégies spécifiques du rapport à l’espace.

Ce type d’approche amène à considérer plusieurs entités spatiales pour rendre compte de la pluralité des façons d’habiter entre “appartenir à” et “voyager” (Urry, 2000). C’est en ce sens que le lieu implique un processus où se cristallisent des dimensions beaucoup plus larges. La ville comme construit social est au centre de cette réflexion. L’hypothèse selon laquelle la généralisation de l’urbain n’est rien d’autre que le résultat d’une transformation du monde dans lequel nous vivons, se confirme. Il s’agit d’une ère historique de transformations sociales dans laquelle la société entière devient urbaine (Lefebvre, 1968). En ce sens, l’espace ne peut être un simple réceptacle des pratiques mais une des formes du social capable de renseigner les transformations continues des sociétés. A cet effet, l’analyse spatiale des phénomènes sociaux nécessite des approches mettant à contribution la dimension matérielle de la vie sociale, les formes de sociabilité spécifiques et les valeurs des groupes sociaux. Dès lors, la spatialité dépasse les questions techniques ou fonctionnelles pour rendre compte des logiques d’expériences et de temporalités liées à des situations contextualisées. A cela s’ajoute la question de l’échelle de pertinence pour explorer les valeurs, les cultures, les mémoires ou encore, l’environnement naturel. C’est en inventant continuellement leur habiter que les individus et les groupes produisent un savoir sur eux-mêmes grâce à une réflexivité organisée en fonction de l’environnement social et naturel, les valeurs culturelles, les risques et les contingences de la vie quotidienne.

En effet, quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve, l’être humain invente et fabrique une poésie à sa manière et n’habite que lorsqu’il réussit à s’orienter et à s’identifier en expérimentant un milieu (Heidegger, 1958). L’habiter dépasse donc largement les notions de “refuge”, de “toit”, de “logement”, etc. Dès lors, l’habiter résulte de la rencontre d’une multiplicité de critères complexes tels que la diversité des façons de vivre, les modèles culturels, les contingences de la vie quotidienne, les rapports à autrui, à la nature et au paysage, etc. A ce titre, la “maison kabyle” de Bourdieu (1972) demeure une référence en la matière. Elle renseigne sur les invariants d’une culture dans laquelle l’habiter apparaît comme le résultat d’une “production culturelle spécifique” (Hall, 1966). Chaque culture a sa propre façon de concevoir l’agencement des espaces, des seuils de l’intimité, des coprésences…Mais chaque société possède aussi ses propres codes pour gérer l’opposition dedans/dehors et la relation à autrui.

Par ailleurs, en donnant à voir les transformations rapides et constantes des sociétés, le processus de mondialisation contribue à rendre visibles les singularités et les spécificités locales. Il ne s’agit pas d’une forme de repli ou d’une résistance au changement mais plutôt d’un ensemble élargi d’interactions dans lequel le global interroge les proximités, les appartenances, les mobilités et l’extériorité. L’organisation de la vie sociale suppose des relations complexes entre les implications locales (circonstances de co-présence) et l’interaction à distance (rapports entre présence et absence). C’est ce que Giddens appelle une distanciation spatio-temporelle dans un processus d’étirement des relations par lequel les réseaux s’organisent et s’intensifient à l’échelle planétaire:

Lorsqu’on étudie une ville aujourd’hui, dans n’importe quelle partie du monde, on comprend que ce qui survient localement est susceptible d’être influencé par des facteurs — tels que les marchés mondiaux des monnaies et des denrées — survenant à une distance indéterminée du contexte local. (Giddens, 1994, p. 70)

Face à ces réalités, les réponses sociales et culturelles sont multiples et aboutissent à des formes socio-spatiales où s’imbriquent de façon subtile le local et le global.

Le paradoxe de la mondialisation a permis la redécouverte voire la réinvention des traditions locales, d’une part, et l’émergence sur le plan de la recherche, de compétences croisées entre “autochtones” et “étrangers” plus à même de comprendre les nouvelles réalités locales, d’autre part. Il s’agit d’un processus dynamique avec pour finalité une inscription durable dans des espaces évolutifs. L’espace comme forme sociétale singulière est capable de donner à voir les structures, les valeurs et les mutations d’une société dans son ensemble. Car les réalités spatiales trouvent leur sens dans les caractéristiques socio-anthropologiques de la société dans laquelle elles se réalisent. Au sens politique du terme, la localité ne peut être un simple rassemblement d’individus de même appartenance sur un territoire mais d’une communauté entendu au sens de Rancière,[4] autrement dit fondée sur le partage de litiges signifiant par là-même l’appartenance à un monde commun. La citoyenneté apparaît ainsi comme un construit social dans lequel la politique n’est rien d’autre qu’une “forme spécifique de l’agir humain” (Rancière, 2000).

Le rapport à l’espace ou l’habiter ne peut être appréhendé exclusivement comme un arrangement interne car il résulte d’une expérience dynamique qui, dans l’interaction avec autrui et avec l’environnement, intègre de multiples dimensions. La nature du rapport à l’espace urbain permet de relativiser l’idée généralement admise de l’uniformisation inéluctable des sociétés. Car si la spatialité n’échappe pas aux effets de la mondialisation qui “délocalisent”, “déterritorialisent”, “déspatialisent” (Choay, 2006), elle fonde l’identité de façon “provisoire” et “changeante” certes, mais anthropologiquement indispensable à la réconciliation de l’humain avec son environnement.

Conclusion

En accordent un intérêt certain aux “choses” mineures ou triviales, la sociologie pragmatique déplace le regard vers les interstices pour mettre en lumière des phénomènes sociaux d’ordre structurel. Dans cette perspective, l’espace est considéré comme un cadre dans lequel se réalisent les interactions individuelles fondées sur des règles et des pratiques ritualisées dont l’aboutissement est la mise en scène d’un “ordre social” (Goffman, 1994). En d’autres termes, la spatialité permet aux individus de participer aux expériences sociales dans un contexte d’échanges ritualisés. La coprésence et la visibilité mutuelle constituent la structure et les ressources de la coordination entre acteurs (Joseph, 1998, p. 43). Parmi les multiples facettes de l’espace figure l’inventivité permanente des interactions entre individus étrangers les uns aux autres. Dès lors, la spatialisation induit un double processus d’homogénéisation et de différenciation qui, sur le plan théorique, renvoie implicitement aux formations sociales et leurs transformations. Il ne s’agit pas d’une induction simple de la forme sur le contenu ou du contenu sur les pratiques mais de relations complexes où s’entremêlent des logiques multidimensionnelles. On passe, ainsi, de la sociologie critique à la sociologie de la critique (Boltanski, 1990) avec l’obligation de tenir compte du débat, des épreuves et des controverses.

Notes

[1]Cet article n’a pas pour objectif de présenter mes travaux empiriques publiés antérieurement mais de développer une réflexion à partir de mon expérience de recherche dans ce domaine. A titre indicatif, je renvoie vers certains de mes articles: — Dris, Nassima (Dir.) (2016). Espace(s) public(s) en Méditerranée. Mobilisations, médiations et citoyenneté. Les Cahiers d’EMAM, CITERES-CNRS, (28); — Dris, Nassima (2016). Repenser l’espace public à l’aune des transformations sociales contemporaines. Les Cahiers d’EMAM, (28), 7-17; — Dris, Nassima (2006). L’espace habité: Sens, usages, méthodes. TIGR, 30(119-120), 177-185; — Dris, Nassima (2009, juin). La sociologie est-elle réductible à une frontière? Mondialisation et sociologie réflexive. Communication au colloque de l’AISLF, à l’université de Mohammedia, Maroc.

[2]Cet ouvrage est une présentation du parcours intellectuel et politique d’Isaac Joseph qui, à ses débuts, s’est inspiré des écrits de Foucault puis, du pragmatisme de William James et John Dewey et de la microsociologie.

[3]Il faut s’entendre sur la liberté de circulation et de mouvement qui sont les postulats de départ de toute réflexion sur les espaces publics. L’espace public n’existe que s’il offre non seulement des commodités de mouvement mais aussi des “prises” au passant et au résident. Cela suppose des espaces dans lesquels “les activités du citadin peuvent se chevaucher, bifurquer selon les opportunités, s’articuler dans un seul et même déplacement” (Joseph, 1993, p. 397).

[4]“Les groupes d’appartenance, définis par une naissance, une histoire, une religion, une langue, voire même des idées et aspirations communes sont une chose. Les formes de la subjectivation politique en sont une autre. Celles-ci ne sont pas des communautés d’appartenance […] sur ce qu’elle implique en termes d’inclusion ou d’exclusion. Ce n’est pas l’expression d’une identité mais d’une hétérologie” (Rancière, 2000, p. 55). Dans cette perspective, la délimitation entre le dedans et le dehors est floue voire inexistante. Ce qui est en jeu, “c’est le mode de partage selon lequel un dedans et un dehors peuvent être conjoints. Et l’exclusion dont on parle aujourd’hui est une forme bien déterminée de ce partage. Elle est l’invisibilité du partage lui-même, l’effacement des marques permettant d’argumenter dans un dispositif politique de subjectivation, le rapport de la communauté et de la non communauté” (Rancière, 1995, p. 158).

Références

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Nassima Dris. Chercheure titulaire du Laboratoire des Dynamiques Sociales (DySoLab), Université de Rouen Normandie (France) & Chercheure associée de l’UMR Cités-Territoire-Environnement-Sociétés (CITERES), CNRS, Université de Tours (France).

Data de submissão: 30/03/2017 | Data de aceitação: 30/04/2017

Autores: Nassima Dris