N.º 15 - dezembro 2017
Alix Didier Sarrouy
Université Sorbonne Nouvelle, Paris III, Ecole Doctorale Arts & Medias (ED267), Centre de Recherche sur les Liens Sociaux — CERLIS (UMR8070, CNRS), 45, Rue des Saints-Pères, F-75270 Paris Cedex 06, France.
Email: alixsarrouy@gmail.com
Resumo: Este artigo resulta de etnografia elaborada em dois campos de pesquisa: núcleo Santa Rosa de Agua, do programa educativo El Sistema, na Venezuela; núcleo Miguel Torga, do programa Orquestra Geração, em Portugal. O núcleo é a unidade base destes programas socioeducativos, nos quais a música sinfónica serve de instrumento de educação em contextos desfavorecidos socioeconomicamente. Propomos focalizar a análise nas “mediações” (Hennion, 2007; Latour, 2006), realizadas para que o modelo venezuelano seja adaptado à realidade portuguesa, e para que cada núcleo atinja os seus objetivos. Revela-se então a complexidade das relações intra e inter escalas, do individual ao institucional.
Palavras-chave: El Sistema, Orquestra Geração, mediações, adaptação.
Abstract: This article is based on ethnography done in two research fields: núcleo Santa Rosa de Agua, from El Sistema, in Venezuela; and núcleo Miguel Torga, from Orquestra Geração, in Portugal. A núcleo is the basic unity of these large socio-educational programs, in which symphonic music is a tool for education in socioeconomically disadvantaged contexts. We focus on “mediations” (Hennion, 2007; Latour, 2006) implemented for the adaptation of the Venezuelan model to Portuguese reality, and for the achievement of the desired results in each núcleo. We show the complexity of intra and inter scales, from individual to institutional levels.
Keywords: El Sistema, Orquestra Geração, mediations, adaptation.
Résumé: Cet article est le fruit d’une ethnographie élaborée dans deux terrains de recherche: le núcleo de Santa Rosa de Agua, du programme éducatif El Sistema, au Venezuela; et le núcleo Miguel Torga, du programme Orquestra Geração au Portugal. Le núcleo est l’unité de base de ces programmes socio-éducatifs, une sorte d’école, où la musique symphonique sert d’instrument d’éducation dans des contextes socio-économiquement défavorisés. Nous proposons de focaliser l’analyse sur les “médiations” (Hennion, 2007; Latour, 2006), faites pour que le modèle vénézuélien soit adapté à la réalité portugaise, et pour que chaque noyau atteigne ses objectifs. La complexité des relations intra et inter échelles, de l’individu à l’institutionnel, est montrée.
Mots-clés: El Sistema, Orquestra Geração, médiations, adaptation.
El Sistema — La pratique artistique comme outil d’éducation socioculturelle
Le point de départ de cet article est l’analyse sociologique du programme socioculturel vénézuélien El Sistema (ES), sur lequel nous avons réalisé quatre mois de recherches ethnographiques en 2015. Ce programme est structuré autour de la pratique artistique comme instrument éducatif de changement social dans des milieux socio-économiquement défavorisés au Venezuela. Avec la musique en format symphonique et l’expérience en milieu orchestral, les élèves d’ES développent des aptitudes socio-professionnelles qui renforcent leurs opportunités d’inclusion et d’ascension sociale, ainsi que leur conscience citoyenne. Concrètement, cela se fait par la création de núcleos, lieux de formations d’orchestres, où des jeunes de 3 à 25 ans peuvent gratuitement apprendre à jouer d’un instrument, suivant une pédagogie spécifique basée sur l’inclusion, sur l’apprentissage en groupe et la mise en pratique immédiate, quatre heures par jour, six jours par semaine (Sarrouy, 2017).
El Sistema a 42 ans d’existence. Maestro José António Abreu, 78 ans, son fondateur et directeur, en est la figure de proue institutionnelle. Autre acteur de marque, le charismatique Gustavo Dudamel, 36 ans, jeune superstar de la direction d’orchestre ayant déjà une solide carrière internationale. Troisième carte de visite, son principal orchestre pour les tournées mondiales: l’Orquestra Simon Bolivar B. Afin de se rendre compte de la dimension d’ES au Venezuela, voici quelques chiffres: 100% financé par l’Etat avec de l’argent issu du pétrole; 634 000 élèves; 8829 professeurs; 416 núcleos; 1340 modules dans des collèges; 372 chœurs infantiles et juvéniles; 1210 orchestres pré-infantiles/infantiles/juvéniles; 15 programmes pour les Indiens autochtones; 15 programmes d’Education Spéciale (élèves avec des handicaps psychomoteurs); 1 programme pour les Nouveaux Membres (bébés et leurs parents); 1 programme pénitentiaire. [1]
El Sistema, mondialement connu depuis une quinzaine d’années, a motivé plusieurs organisations en dehors du Venezuela à fonder des projets qui s’en inspirent. Il y a actuellement une soixantaine[2] de pays qui développent leur propre programme d’éducation musicale en milieux défavorisés, à divers degrés de partenariat avec ES. Pour cet article à caractère comparatif, nous focalisons notre regard sociologique sur un programme inspiré d’ES au Portugal — l’Orquestra Geração —, où nous avons réalisé six mois de recherches ethnographiques entre 2014 et 2015.
L’Orquestra Geração est fondé en 2007 dans la région de Lisbonne, sous la direction d’António Wagner Diniz et de Helena Lima. Ce programme d’éducation musicale compte aujourd’hui 980 jeunes élèves, de 6 à 21 ans, répartis dans 17 núcleos dans l’ensemble du pays, avec une base de 7 heures de cours collectifs par semaine. [3] En dix ans d’existence, l’Orquestra Geração a réussi à grandir de façon exponentielle et à assurer la formation d’un premier orchestre juvénile, l’Orquestra A, qui joue chaque année dans les principales salles de concert au Portugal.
Il existe une particularité importante lorsqu’on le compare à ES au Venezuela: au Portugal les élèves en situation défavorisée socio-économiquement sont essentiellement issus de l’immigration des quarante dernières années (Machado, 2009), venant des anciennes colonies (Angola, Cap-Vert, Mozambique, São Tomé e Príncipe, Guinée Bissau), des pays d’Europe de l’Est, du Brésil, mais aussi des gitans portugais historiquement exclus (Padilla & Ortiz, 2012). C’est un contexte qui exige la prise en compte de sa “super-diversité”, afin de trouver les bonnes méthodes d’action pédagogique et de recherche (Padilla, Azevedo, & Olmos-Alcaraz, 2014; Vertovec, 2007).
L’objectif auquel nous nous proposons est d’analyser les médiations qui se font pour qu’un programme comme l’ES vénézuélien puisse être mis en œuvre au Portugal. Le passage d’un contexte à un autre exige nécessairement de prévoir des difficultés, d’amortir des chocs, de faciliter l’acceptation. Il y a ce que le sociologue américain Andreas Glaeser (2010) appelle “articulations projectives”, c’est-à-dire des décisions qui reproduisent, puis qui anticipent, et qui sont influencées par ceux qui les proposent.
Les médiations vont dans le même sens. Elles sont le résultat constant de l’interaction entre des médiateurs qui jouent un rôle transformateur lorsqu’ils traduisent, distordent, et modifient le sens des éléments qu’ils sont censés transporter (Hennion, 2007). Les médiateurs vont être au cœur de notre analyse, qu’il s’agisse de personnes (professeurs et élèves d’un núcleo), d’objets (un violon dans les bras d’un enfant), ou d’actions institutionnelles (sous influence politique, économique et bureaucratique). Au contraire des simples intermédiaires, facilement remplaçables, les médiateurs jouent un rôle particulier, laissant des traces suite à l’impact de leurs actions (Latour, 2006). C’est sur ces traces que nous allons concentrer notre analyse, à l’échelle institutionnelle, puis à l’échelle individuelle.
La problématique que nous essayerons d’approfondir au cours de cet article est double. Tout d’abord, quel est le rapport entre “adoption” et “adaptation” chez un programme socioculturel à développer dans un nouveau contexte (Venezuela Portugal)? Deuxièmement, à quelles médiations oblige ce nouveau contexte? Nous commencerons à tenter d’y répondre en partant de plusieurs exemples explicites, récoltés au cours de recherches ethnographiques sur les terrains. Les descriptions de cas pratiques nous permettrons de mettre en évidence des médiations à partir desquelles nous proposerons une analyse.
Au cours de cette recherche au Venezuela et au Portugal, la méthodologie employée a été la même, dans un seul núcleo par pays: 1) Nous avons commencé par un mois d’observations ethnographiques des cours, des récréations, des répétitions par section et en orchestre, puis du quartier. Cela nous a permis d’être immergé dans chaque contexte et d’être accepté parmi les acteurs observés; 2) Nous avons ensuite procédé à des entretiens individuels semi-directifs d’environ une heure, avec quinze élèves et dix professeurs par núcleo (sélectionnés pour une représentation large d’âges et d’instruments joués, dans un esprit de parité); 3) Puis nous avons formé deux groupes de conversations semi-structurées. Le premier avec les chefs de pupitre, le second avec dix professeurs; 4) En dernière phase de la recherche, nous avons réalisé des entretiens avec les principaux membres des directions de chaque núcleo et des directions régionales correspondantes, ainsi qu’avec la direction nationale d’El Sistema et de l’Orquestra Geração. Le matériau recueilli est vaste et dense, partant d’une sociologie qualitative et d’une forte présence ethnographique à caractère inductif.
Précisions sur les deux núcleos étudiés — Santa Rosa de Agua et Miguel Torga
Commençons par ce qui unit l’ES à l’Orquestra Geração. Le second est inspiré du premier suivant le même objectif général: se servir de la pratique musicale en orchestre comme un outil éducatif pour le développement personnel et collectif des populations en situation défavorisée socio-économiquement. C’est le cœur de la mission des deux programmes, ce qui justifie leur existence et structure leur action. En partant de cette mission commune, les deux programmes renforcent leurs liens à travers des actions concrètes. Par exemple, un groupe de professeurs et de dirigeants de l’Orquestra Geração a été invité à visiter ES à Caracas. Pendant une semaine ils ont pu observer des núcleos et partager leurs expériences du terrain. De même, quand un orchestre vénézuélien vient jouer à Lisbonne, un groupe d’élèves de l’Orquestra Geração est invité à une répétition. En plus de ces moments de partage, le partenariat se fait grâce à l’intervention de professeurs vénézuéliens au Portugal. José Sanglimbeni, Ulysses Ascanio, José Olivetti sont parmi les Maestros qui viennent régulièrement s’occuper de la préparation d’orchestres et de la formation continue des professeurs. Cela est renforcé par le fait que Juan Maggiorani, coordinateur artistique et pédagogique de l’Orquestra Geração, est un violoniste vénézuélien résidant au Portugal. Selon António Wagner Diniz, le directeur général de l’Orquestra Geração, les vénézuéliens garantissent une “vigilance pédagogique” et quand ils font travailler des élèves et des professeurs, ils ont le talent de savoir “tirer la corde sans la rompre”. [4]
Souvent les directeurs des programmes inspirés d’ES disent avoir été “foudroyés” par un concert des grands orchestres vénézuéliens, (Simon Bolivar ou Teresa Carreño). Au premier abord, pour certains milieux de l’hémisphère nord, il peut être étonnant que le “grand répertoire symphonique” soit interprété par des musiciens au phénotype “exotique”. Dans les couloirs des salles, on entend le public dire qu’il ressent une fraîcheur particulière qui brise les codes du milieu de la musique symphonique: par le choix du répertoire, par l’attitude des musiciens, leur humour et leur bonne humeur. C’est aussi le résultat de plus de quarante ans de travail au Venezuela car il s’agit des meilleurs musiciens parmi le demi-million d’élèves aux peaux foncés, au capital économique faible, mais recevant une éducation musicale d’élite.
Quelques-unes de ces premières impressions d’étonnement peuvent aussi être influencées par le fait qu’historiquement le Venezuela n’est pas un pays membre d’une certaine “carte mondiale de la musique symphonique”. Une vision ethnocentrique du monde classique occidental est révélée dans les discussions de détracteurs: Pourquoi aller chercher un modèle pédagogique si loin au Venezuela? Nous avons les conservatoires, les écoles professionnelles, nous avons les méthodes Kodaly, Orff, Dalcroze, Suzuki. Qu’ont-ils à nous apprendre les vénézuéliens? A ces questions s’ajoute une autre, l’amalgame avec de la politique vénézuélienne, qui actuellement n’est pas sa meilleure carte de visite.
Plutôt que d’étudier l’ensemble des programmes, trop vastes et hétérogènes, nous avons ciblé le travail sur un seul núcleo par pays. Après des conversations avec la direction d’ES, nous sommes partis quatre mois à Maracaibo, deuxième grande ville du Venezuela, à l’ouest, près de la Colombie. Il y existe six núcleos. Nous avons choisi d’étudier celui de Santa Rosa de Agua, quartier au nord-Est de la ville, face au lac de Maracaibo. C’est un quartier pauvre, connu pour ses pêcheurs d’origine autochtone (les indiens Añu), pours ses palafitos (maisons en pilotis) et pour la décima, musique chantée et jouée avec des instruments à cordes. Santa Rosa de Agua a toujours été parmi les quartiers les plus dangereux de la ville, mais cela s’est aggravé depuis une quinzaine d’années avec la rivalité interne entre de nouveaux groupes armés — les bandas. Il n’y a plus de touristes dans les restaurants au bord du lac, les taxis refusent d’entrer dans les rues du quartier, et même les habitants craignent pour la sécurité de leurs enfants. Le núcleo Santa Rosa de Agua a 21 professeurs d’instruments symphoniques et traditionnels (musique Llanera et Gaita Zuliana). Il compte 263 élèves, de trois à vingt-cinq ans, avec un horaire fixe de 14h à 18h30 du lundi au vendredi, et de 9h à 13h le samedi. Les élèves ont des cours au collège ou au lycée le matin, ensuite ils passent leurs après-midis dans le núcleo.
Au Portugal, à l’Orquestra Geração, nous avons choisi de faire la recherche dans un núcleo de la région de Lisbonne. Il a été créé au collège Miguel Torga, dans le quartier Casal de São Brás, à Amadora, en banlieue ouest. Les HLM autour de l’école ont une quinzaine d’années et ont été construits pour reloger les immigrés qui vivaient dans des bidonvilles. C’est un territoire périphérique, dans la partie haute d’Amadora, des bus y accèdent mais le métro et la gare sont loin. C’est ici qu’à l’initiative du responsable culturel de la Mairie et du directeur du Conservatoire de Lisbonne, fut créé le premier núcleo inspiré d’ES au Portugal, en 2007. Le collège cède ses locaux, la mairie rassemble une partie des financements, et le Conservatoire s’occupe des équipes pédagogiques. Le núcleo a débuté avec une quinzaine d’inscrits, il compte aujourd’hui plus de quatre-vingt-dix élèves et une dizaine de professeurs. Les élèves ont un minimum de 7 heures de cours par semaine (Sarrouy, 2016).
Il existe une particularité importante lorsqu’on le compare le núcleo d’Amadora au Portugal, au núcleo de Maracaibo au Venezuela: à Amadora, les élèves en situation défavorisée socio-économiquement sont essentiellement issus de l’immigration des quarante dernières années (Machado, 2009), venant des anciennes colonies (Angola, Cap-Vert, Mozambique, São Tomé e Príncipe, Guinée Bissau), des pays d’Europe de l’Est, du Brésil et des gitans portugais historiquement exclus (Padilla & Ortiz, 2012). C’est un contexte qui exige la prise en compte de sa “super-diversité” afin de trouver les bonnes méthodes d’action pédagogique et de recherche (Padilla, Azevedo, & Olmos-Alcaraz, 2014; Vertovec, 2007).
Notre choix pour ces deux núcleos de pays différents, est influencée par plusieurs facteurs: le besoin d’étudier des núcleos représentatifs au niveau de la taille et des publics; qu’ils existent depuis plusieurs années, prouvant être durables; étant situés dans un quartier marqué par la pauvreté urbaine; que l’idiome soit compris et parlé par le chercheur, fait essentiel pour construire des thick descriptions ethnographiques (Geertz, 1973; Ryle, 1949).
Questions d’échelles: de l’acteur à l’institution
Après la première phase de “coup de cœur” ressentie par certains directeurs d’orchestres en Europe, il y a la confrontation à la réalité, notamment pour ce qui est des difficultés de création d’un programme similaire dans un nouveau contexte. Nous proposons de diviser cette analyse en deux échelles: 1) institutionnelle — centrée sur les pouvoirs qui ont un impact large au niveau des populations, c’est-à-dire la politique, l’économie, la structure institutionnelle; 2) individuelle — centrée sur des rapports entre individus, les résultats des interactions.
Commençons par l’échelle institutionnelle. Le premier cas d’analyse se reporte aux différences de financement entre ES et l’Orquestra Geração. Les statuts de base ne sont pas les mêmes. ES est aujourd’hui géré par la Fondation Musicale Simon Bolivar, dont le budget est attribué à 100% par le Ministerio del Poder Popular del Despacho de la Presidencia y Seguimiento de la Gestión de Gobierno, c’est-à-dire que la présidence nationale inscrit ce programme comme étant l’une de ses priorités en le mettant sous sa tutelle en 2011. C’est financé par les revenus de la vente de pétrole. Le Ministère en question est le principal médiateur financier car, selon l’Article 12 de la Constitution vénézuélienne de 1999, le pétrole est une ressource du domaine public, pour le peuple. C’est sur cette base que les bénéfices de l’énergie fossile sont alloués à des projets socioculturels comme ES. Au Portugal, l’Orquestra Geração est géré par l‘Associação das Orquestras Sinfónicas Juvenis, Sistema Portugal, financée à 85% par le Ministère de l’Education (salaires des professeurs), et à 15% par des Mairies (financements européens comme le QREN) et des entités privées (Fondation Gulbenkian, BNP, Barclays).
Sans entrer dans la complexité politique qui entoure ces deux programmes, ce que nous souhaitons développer pour l’instant c’est l’impact qu’ont la nature et le montant du financement. Le financement vénézuélien est garanti au niveau national de façon continue et exponentielle, avec une forte progression depuis le renforcement du soutien gouvernemental chaviste en 1999. Le financement portugais est multilatéral, par tranches annuelles, discontinues et sans garanties à long terme.
Voyons ensuite le cas du Ministère de l’Education portugais qui finance les salaires des professeurs de musique à l’Orquestra Geração. Ce Ministère, à travers ses lois et bureaucraties, est à la source de deux impacts d’importance:
- Le cadrage du nombre d’heures de cours. Au Portugal, un élève n’a que sept heures de cours de musique par semaine, car l’enseignement artistique est perçu par le Ministère de l’Education comme une activité extracurriculaire. Au Venezuela, les élèves peuvent avoir entre vingt et trente heures de cours par semaine, dans des núcleos appartenant à ES, puisqu’ils sont indépendants dans leur gestion.
- Le cadrage du calendrier scolaire. Puisqu’au Portugal les núcleos sont dans des écoles publiques et que les salaires des professeurs dépendent du Ministère de l’Education, tout est structuré à partir du calendrier scolaire national. C’est bien-sûr une défense des droits des professeurs et des élèves mais, si l’on compare au Venezuela, cela implique beaucoup plus de congés sans jouer d’un instrument.
Cela montre le poids des institutions financières sur la façon de gérer des programmes d’enseignement musical. Quant au nombre d’heures de cours par semaine, ES a un net avantage grâce au fait d’avoir ses propres núcleos et ses horaires. A Santa Rosa de Agua, où nous avons effectué nos recherches, les élèves peuvent être présents de 13h à 18h30 chaque jour de la semaine scolaire, et le samedi matin également. La plupart des élèves y passent tout ce temps car, en plus de la dangerosité des rues, ils n’ont pas de distractions particulières à la maison. Ils aiment être avec ce qu’ils appellent leur “deuxième famille” (Sarrouy, 2017, p. 54).
Au Portugal, le núcleo Miguel Torga, sous l’impulsion de Juan Maggiorani, coordinateur artistique et pédagogique, a depuis 2014 permis aux élèves de rester en dehors de leurs horaires de cours de musique et de jouer dans les couloirs. Mais nous avons observé que le taux d’adhésion est encore faible par rapport au Venezuela car le núcleo se situe dans les locaux du collège, lieu chargé de poids symboliques pour les élèves. C’est d’ailleurs une des missions du núcleo: changer la vision que les élèves ont de l’école, tant au niveau de l’espace physique qu’au niveau des possibilités de constructions collectives entre élèves et professeurs. Dans ce núcleo portugais, il faut également prendre en compte le fait qu’il y a, en dehors de l’espace scolaire, toutes sortes d’attractions: s’amuser dans les rues du quartier; les jeux informatiques à la maison; les conversations entre amis, etc. La variété de loisirs possibles dévie la concentration souhaitée pour l’apprentissage rigoureux d’un instrument musical.
Le núcleo Miguel Torga, basé dans un collège, doit suivre le calendrier des jours de vacances scolaires. C’est naturellement un droit, un devoir même, mais cela coupe dans le temps de travail que fait le professeur avec ses élèves. Les professeurs expliquent qu’après les vacances une grande partie du travail est perdue et nécessite un retour en arrière. Mais plus que la perte de technique instrumentale, il y a la discontinuité du travail lié à la personne, au développement de son “être”, fondamental dans ce genre de projet socio-culturel où les élèves vivent souvent dans des contextes instables et dysfonctionnels. Tout ce qui concerne le développement du comportement ou de la concentration peut être endommagé par un travail découpé, discontinue, dans ces contextes sociaux. L’extrême variété d’influences reçues quotidiennement par un élève rend difficile l’atteinte de résultats solides à long terme. Naturellement nous ne remettons pas en cause la nécessité de vacances, nous essayons simplement de démontrer leur impact face à l’éducation de publics en besoin de continuité pédagogique, psychologique et affective, ainsi que la différence que cela crée entre les résultats d’ES et ceux de l’Orquestra Geração.
Passons aux cas d’étude à l’échelle individuelle. La première chose qui frappe quand on arrive au núcleo vénézuélien Santa Rosa de Agua, c’est la présence permanente des mères et des grands-mères. Il y a trois bancs à l’ombre où ces femmes passent l’après-midi à discuter pendant qu’elles surveillent le travail de leurs enfants et des professeurs. Elles forment une sorte de “sindicato de las madres”, garant de la qualité et de l’efficacité de tout ce qui se fait au núcleo. Cela va de la présentation visuelle des enfants, toujours habillés proprement, à l’aide logistique et manuelle quand il faut organiser des goûters, jusqu’à aider à repeindre les murs des salles de cours. Ainsi, ces femmes développent le lien social entre toutes les personnes qui fréquentent le núcleo.
Au collège portugais Miguel Torga, il n’y pas la présence des parents. Le fait que ce soit un collège avec des règles de sécurités joue un rôle, on n’y entre pas pour passer l’après-midi. Mais cela tient aussi au fait que la plupart des parents travaillent toute la journée pour subvenir aux besoins de la famille. Le quartier de ce collège a une population majoritairement immigrée, avec peu d’aides sociales, contrairement aux mères vénézuéliennes qui bénéficient, entre autres, du programme social Madres del Barrio équivalant à un salaire minimum, selon le nombre d’enfants. Le caractère délaissé de l’éducation par certains parents des deux pays, indépendamment du niveau de vie (Lahire, 1995), a une nette influence sur la motivation, la discipline et la persévérance des élèves.
Insistons sur l’influence qu’a la présentation visuelle des enfants, très soignée au núcleo Santa Rosa de Agua (VZ). Les mères vénézuéliennes expliquent que “le fait d’être pauvre n’est pas une raison pour être mal habillé”. [5] En effet, la plupart des élèves ont des vêtements simples mais toujours propres et repassés. A propos du t-shirt blanc de son fils, une mère dit “je l’ai acheté blanc il va mourir blanc”. [6] La plupart des enfants arrivent au núcleo après une douche prise au retour de l’école à l’heure du déjeuner. Les mères expliquent que c’est une question d’hygiène car “ici il fait très chaud, entre 30 et 50oC toute l’année, donc avant de venir au núcleo mon fils prend une douche et change de vêtements”. [7] Cet usage de propreté physique et vestimentaire a un impact qui va au-delà de l’hygiène et d’un sens de dignité sociale. C’est aussi un moment de coupure après les cours qui ont commencé à 7h du matin à l’école. L’élève revient chez ses parents vers 12h, il déjeune et fait sa toilette. C’est une préparation, un nouveau départ pour la deuxième partie de la journée. Il faut les voir arriver au núcleo: les garçons ont la tête haute, la coupe à la mode; les filles ont souvent des tresses ou des barrettes fleuries pour tenir leurs cheveux et supporter la chaleur. À tout cela s’ajoute le fait que c’est le pays de Miss Univers, avec des concours dans toutes les écoles, dès le plus jeune âge. Cela développe un sens auto-revendiqué de coqueteria, comme disent les mères au núcleo.
Ce que nous essayons de mettre en avant est que l’impact va au-delà de la simple coqueteria. Il y a aussi un effet collatéral, observable dans le rapport enseignement-apprentissage. Ce renouveau, grâce à la douche et aux habits propres à midi, est la marque du respect de soi et des autres. C’est un rituel institué par les mères, il est donc validé. Il crée chez les enfants un sens de la responsabilité car ce que l’on porte sur soi a beaucoup d’influence sur notre façon de le porter, sur l’attitude face au groupe, sur le positionnement même de notre corps. Ainsi, les enfants développent leur persona: ils se sentent responsables, ils veulent être à la hauteur, faire bonne figure face à leur mère, face aux professeurs et aux amis. Les effets sont observables pendant les cours, dans la posture alignée des corps et l’assise sur leur chaise. On le ressent dans la façon assurée de tenir l’instrument, dans leur confiance pour souffler et faire sonner la clarinette, dans leur concentration pour réussir à jouer toute une mélodie sans se tromper. Bien-sûr, ce n’est pas que le simple fait du “renouveau du midi” qui facilite l’enseignement de ces jeunes élèves, mais cela fait également partie de tous les aspects à l’échelle individuelle réunis qui renforcent la qualité du rapport enseignement-apprentissage, dans un long processus qui se ritualise au jour le jour. C’est un des éléments d’une “configuration” (Ducret, 2011; Elias, 1981) large mais particulière au núcleo, qui unifie les missions personnelles et collectives à travers l’association cohérente d’un ensemble d’interactions.
Après ce premier cas basé sur la présence fondamentale des mères dans l’éducation des enfants à Santa Rosa de Agua, passons à un deuxième exemple, toujours à l’échelle individuelle. Au Venezuela, El Sistema (ES) a 42 ans, alors qu’au Portugal l’Orquestra Geração fête ses 10 ans. Cela veut dire que la plupart des professeurs d’ES sont eux-mêmes issus du Sistema, alors qu’au Portugal les professeurs de l’Orquestra Geração viennent des Conservatoires nationaux ou des Ecoles Professionnelles. Ainsi, au núcleo vénézuélien Santa Rosa de Agua, les professeurs incarnent physiquement et intellectuellement ce que l’on pourrait appeler d’“esprit El Sistema”, c’est-à-dire une certaine façon d’enseigner, de s’adapter à l’autre, de pousser les limites, d’être créatif et de jouer en groupe.
Pour mieux comprendre, revenons au cas de l’Orquestra Geração, au Portugal. Un professeur qui y enseigne doit faire face à tout un ensemble de nouveautés provocatrices par rapport à son parcours personnel et professionnel. Il partage son savoir au sein du núcleo Miguel Torga, dans un contexte où la méthodologie pédagogique à appliquer doit être très différente de ce qu’il a lui-même appris en Conservatoire. Il s’adapte constamment: aux cours en collectif; à l’enseignement rapide pour faire jouer l’enfant au bout d’un mois; au fait de privilégier la pratique de l’instrument à la théorie; aux pertes fréquentes de partitions et aux éternels retards des élèves; parmi tant d’autres différences. Le professeur doit également s’adapter à une population qui vient souvent d’un autre milieu social que le sien, d’un autre contexte socio-culturel: les quartiers périphériques; annoncés comme dangereux par les médias; essentiellement constitués d’immigrés; avec un langage qui leur est propre. Tout est différent: la façon de s’habiller, de parler, de bouger son corps, de regarder, d’être en groupe, les intérêts, les motivations.
Au Venezuela, les professeurs sont souvent issus du milieu social et du lieu où ils enseignent. C’est le cas de la directrice du núcleo Santa Rosa de Agua, Oriana Silva, 32 ans, flûtiste qui y a commencé son apprentissage à 8 ans dans ce même núcleo. Cela permet aux professeurs de s’identifier au mode d’enseignement et au public visé. Quant aux élèves, ils identifient le professeur comme un modèle local de succès qui incarne un objectif possible d’atteindre.
Cependant, en approfondissant la recherche sur le núcleo Miguel Torga au Portugal, nous observons que certains professeurs ont une facilité particulière pour créer du lien avec leurs élèves, alors qu’ils viennent de milieux socio-culturels différents. C’est le cas des professeurs originaires du Nord du Portugal, venus pour enseigner dans la région de Lisbonne. Ces professeurs ont pour la plupart grandi dans des villages et étudié dans des écoles professionnelles de musique. Leur caractère particulier est lié à deux aspects concrets: ils viennent eux aussi d’un milieu culturel et économique modeste, souvent rural; et, issus du Nord du pays, ils ont une façon de s’exprimer très spécifique car, en plus de leur mode verbal qui accentue mélodiquement les phrases, ils disent tout ce qu’ils pensent sans qu’il y ait trop de protocole. Carla Duarte, professeur de hautbois, disait avoir “o coração na boca (le cœur dans la bouche)”, sans filtre entre les deux. Ce simple trait culturel régional a un impact visible sur le lien positif qui est créé avec les élèves du núcleo Miguel Torga. La qualité de ce lien est essentielle à l’échelle individuelle pour l’attachement de l’élève au núcleo, motivant le développement personnel et collectif.
Influences inter-échelles
Nous avons présenté quelques exemples des médiations aux deux échelles, institutionnelle et individuelle, dans les programmes d’enseignement musical El Sistema et Orquestra Geração. Passons à présent vers l’analyse de l’influence mutuelle qu’elles peuvent avoir.
Commençons par un cas basé sur l’influence qu’ont des décisions à l’échelle institutionnelle sur les rapports à l’échelle individuelle. Pour cela nous approfondirons ce qui a été mis en évidence plus haut, concernant le financement des professeurs de l’Orquestra Geração par le Ministère de l’Education portugais. Nous avons montré comment, à la différence d’El Sistema, ce financement impliquait l’obligation pour l’Orquestra Geração de suivre des cadres légaux au niveau des horaires de cours de l’activité musicale, considérée comme extracurriculaire. Nous nous proposons maintenant d’analyser comment ce mode de financement ministériel à l’échelle institutionnelle a un impact direct sur la qualité du travail des professeurs.
Le Ministère de l’Education portugais finance les salaires des professeurs et il exige en outre que tous les ans il y ait des concours pour la sélection des professeurs de musique. Chaque mois de septembre, l’Orquestra Geração doit faire deux semaines d’entretiens avec ses professeurs et de nouveaux candidats, afin de sélectionner les “meilleurs” selon un cadre formel. Les critères ne sont pas forcément les mêmes entre ce que définit le Ministère de l’Education et ce qu’il faudrait pour être professeur à l’Orquestra Geração, mais restons sur le problème concret du renouvellement annuel de contrat. Cela veut dire qu’il n’y a pas de garanties à long terme, il n’y a pas d’assurance d’emploi pour le professeur.
En plus du trouble personnel que cette situation peut causer, il y a un net impact sur le terrain de l’éducation. Le professeur vit son année de travail dans une inquiétude qui ne lui permet pas de s’investir totalement puisqu’il n’est pas garanti qu’il puisse donner suite à cet effort. Pourquoi me surpasser face à mes élèves alors que je n’ai aucune garantie de pouvoir continuer l’année prochaine? C’est une question que se posent les professeurs mais qui soulève des problèmes sur un terrain aussi sensible que celui de l’Orquestra Geração. Au cours d’un entretien, Juan Maggiorani, coordinateur artistique et pédagogique, explique: “Le professeur dans ces contextes, et surtout dans un projet comme l’Orquestra Geração, doit être plus qu’un simple fonctionnaire. La personnalité, la motivation, la capacité d’adaptation, d’écoute de l’autre y sont des fondamentaux pour atteindre des résultats durables”. Cette durabilité est une des clefs dans l’éducation, elle est remise en question chaque année par un Ministère qui a annulé la Loi de Continuité Pédagogique en 2013.
Un autre effet de cette pression venant de l’échelle institutionnelle pèse, cette fois-ci, sur les élèves. Les quartiers défavorisés socio-économiquement où travaille l’Orquestra Geração sont des lieux marqués par le changement fréquent de personnel éducatif et socioculturel. Les habitants disent que “les acteurs sociaux sont de passage alors que nous restons”. Il y a frustration de non-continuité d’action, ce qui limite clairement l’engagement, particulièrement celui des adolescents et des jeunes adultes. L’impact que cela a chez l’élève est clair: pourquoi s’investir si l’année prochaine ils vont devoir s’adapter à un autre professeur ? Pourquoi développer un attachement avec un professeur alors qu’il risque de faire “le même coup” que les autres en partant à la fin de l’année?
Il faut essayer de se mettre à la place de l’élève au moment où ces départs arrivent réellement. Il y a un sentiment de vide d’autant plus profond que ce sont souvent des jeunes en déficit affectif dans leur propre foyer. La stabilité affective entre professeur et élève est une des clés pour assurer un attachement au développement personnel et collectif à travers l’apprentissage de la musique. Cette stabilité est chaque année remise en question chez les élèves à cause de décisions prises à l’échelle institutionnelle.
L’influence de l’échelle individuelle sur l’échelle institutionnelle est moins évidente. Pourtant toute décision institutionnelle résulte d’échanges personnels, d’interactions entre individus. Un exemple de ce qui se fait au Venezuela peut clarifier cet impact entre échelles. Lors d’un des nombreux entretiens au bureau de Ruben Cova, directeur d’ES dans la région de Zulia, où se trouvent la ville de Maracaibo et le núcleo Santa Rosa de Agua, nous avions demandé ce qui lie ses décisions de gestion institutionnelle aux réalités du terrain. Il dirige une très grande équipe qui travaille pour 33000 élèves, partagés sur 15 núcleos. Lors de sa réponse, Ruben Cova nous dit de regarder autour. En effet, son bureau est placé au cœur d’un des núcleos de sa région, le núcleo Central. Nous nous rendons compte de l’ambiance dans laquelle il travaille, littéralement entouré de jeunes musiciens. Au cours d’un entretien, Ruben Cova nous explique que: “c’est pour eux que je travaille, leur présence me le rappelle quotidiennement”. [8]
Cet ancrage dans les valeurs et les missions d’ES par la présence des enfants, est renforcé par le fait que les directeurs ont eux aussi fait ce parcours en tant qu’élèves. À la même question sur ce qui rattache un décideur institutionnel à l’échelle des relations personnelles dans les núcleos, Eduardo Mendéz, directeur exécutif d’ES, répond qu’il est lui-même passé par la base, il a été élève, “je sais ce que c’est d’être un élève de musique dans un núcleo plein de complexités humaines et structurelles”. [9]
Nous avons assisté à plusieurs réunions officielles d’ES, et à chaque fois que se posait un problème pour lequel la réponse n’était pas unanime, la même question était posée: Qu’est-ce qui est le mieux pour les niños ? Le contact quotidien et direct entre les sphères qui ont un pouvoir d’action à l’échelle institutionnelle et celles qui ont un pouvoir d’action à l’échelle individuelle dans les núcleos, porte ses fruits dans les décisions et les actions.
Conclusion: adapter pour mieux adopter
Partant du programme socioculturel vénézuélien El Sistema (ES), nous avons présenté plusieurs exemples de la complexité qu’est la création d’un núcleo au Portugal. Ces cas mettent en évidence la difficulté du passage à un nouveau contexte, dans tout ce qu’il englobe. Pour les deux programmes socio-éducatifs, l’objectif de départ est le même: se servir d’un ensemble symphonique comme outil d’enseignement musical et citoyen. Cependant les moyens pour l’atteindre sont clairement différents selon le territoire, pouvant, aux échelles institutionnelle et individuelle, être des entraves ou des facilitateurs au déroulement de l’action envisagée initialement.
Pour que l’Orquestra Geração existe et se développe au Portugal, il doit trouver des méthodes qui lui sont propres et uniques. L’impact des financeurs sur la gestion du personnel professoral (échelle institutionnelle), ou le degré d’intérêt et de suivi des parents (échelle individuelle), tiennent aux contextes propres à chaque pays, à chaque culture. Ces deux échelles influent sur la façon de gérer un núcleo, impactant les unes sur les autres. Par exemple: la motivation d’un professeur dépend, entre autres, de la garantie du long terme de son travail; la flexibilité du champ éducatif, très évidente à ES, est en lien direct avec les bureaucraties et les directives imposées par le financeur.
Cette complexité provient tout d’abord des configurations contextuelles où s’installent les núcleos. Mais outre leur préexistence, ces configurations sont aussi constamment recréées lors du fonctionnement du núcleo: elles résultent du rapport entre les deux échelles, tout en définissant la qualité même de ces rapports. Sous influence de l’histoire, de la politique, de l’économie et des liens sociaux, la configuration locale a un impact profond sur l’accueil d’une nouvelle idée — la création d’un núcleo au Portugal —, puis sur la façon de s’y “accorder” (Schutz, 1976). La complexité est encore plus profonde si l’on tient compte de chaque directeur de núcleo, dont l’action soumise aux rapports institutionnels, est aussi influencée par sa propre personnalité, autant particulière que multiple. C’est ce qui le rend médiateur.
La totalité des données en jeu est hors de contrôle pour l’ethnographe, car les médiations au sein d’un núcleo sont certes mises en œuvre mais se font aussi mécaniquement, inconsciemment même. Elles résultent du déroulement toujours surprenant de la vie en société. Pour ceux qui s’inspirent d’ES, penser se munir d’un mode d’emploi fixé d’avance, c’est oublier que les configurations sont “liquides” (Bauman, 2006), c’est vouloir cadrer ce qui doit rester fluide.
Au bout de quarante ans d’expérience évolutive, les dirigeants d’ES disent qu’il n’y a jamais eu “un système” puisque le mode d’emploi est à refaire tous les jours, il dépend des personnes, des institutions et des territoires. [10] Les configurations, évolutives et propres à chaque contexte socioculturel, mettent à l’épreuve la garantie rassurante d’un plan fixe. En plus des médiations “à faire” (prévues en avance), celles qui “se font” (résultat des action-réactions au présent), ont besoin de leur liberté pour l’adaptation continue, pour la créativité et la “poesis” (Shklovsky, 2008).
Cette nécessité d’adaptation constante peut causer un inconfort chez certains directeurs et professeurs de núcleos. Elle n’est pas antinomique avec l’aboutissement à un objectif déterminé et commun. C’est le chemin pour y parvenir qui est différent. Cela oblige à composer entre tous les facteurs sociaux, institutionnels et personnels, ce qui n’empêche aucun des deux núcleos d’aboutir à des résultats d’excellence artistique et de développement citoyen.
Le mot “difficulté” a été employé au cours de cet article pour caractériser les nécessités d’adaptation aux configurations des échelles institutionnelle et individuelle. Ce transfert est en effet difficile, risquant de défaire l’idéalisme initial de certains directeurs de núcleos à travers le monde. Mais prises en compte en avance, ce à quoi peut aussi contribuer la littérature académique, les adaptations auxquelles les programmes sont menés deviennent aussi des opportunités. La rencontre avec l’autre, qu’il soit institutionnel ou personnel, permet de créer du nouveau ensemble, ce que Jacques Demorgon (2004) nomme “interculturalité d’engendrement”. Cette capacité de compromis est essentielle. Par conséquent, les bons résultats socioculturels, atteins grâce aux constantes médiations transformatrices, remettent en cause des configurations dépassées, les obligeant à se re-configurer.
Références
Bauman, Z. (2006). La vie liquide. Paris: Editions du Rouergue.
Demorgon, J. (2004). Complexité des cultures et de l’interculturel — Contres les pensées uniques. Paris: Anthropos.
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Elias, N. (1981). Qu’est-ce que la sociologie?. Paris: Pandora.
Geertz, C. (1973). The interpretation of cultures: Selected essays. New York: Basic Books.
Glaeser, A. (2010). Une ontologie pour l’analyse ethnographique des processus sociaux. In D. Cefaï (Ed.), L’engagement ethnographique (pp. 219-272). Paris: Editions de l’EHESS.
Hennion, A. (2007). La passion musicale: Une sociologie de la me´diation. Paris: Métailié.
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Lopes, J. T., & Mota, G. (2017). Crescer a tocar na Orquestra Geração. Aveleda: Verso da História.
Machado, F. L. (2009). Quarenta anos de imigração africana: Um balanço. Ler História, (56), 135-165. doi: 10.4000/lerhistoria.1991
Padilla, B., Azevedo, J., & Olmos-Alcaraz, A. (2014). Superdiversity and conviviality: Exploring frameworks for doing ethnography in Southern European intercultural cities. Ethnic and Racial Studies, 38(4), 1-15. doi: 10.1080/01419870.2015.980294
Padilla, B., & Ortiz, A. (2012). Fluxos migratórios em Portugal: Do boom migratório à desaceleração no contexto de crise. Rev. Inter. Mob. Hum., XX(39), 159-184. doi: 10.1590/S1980-85852012000200009
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Sarrouy, A. D. (2016). Atores da educação musical: Etnografia comparativa entre três núcleos que se inspiram no programa El Sistema na Venezuela, no Brasil e em Portugal (Tese de doutoramento). Universidade do Minho, Braga.
Sarrouy, A. D. (2017). Acteurs de l’éducation musicale: Ethnographie comparative entre trois núcleos qui s’inspirent du programme El Sistema au Venezuela, au Brésil et au Portugal (Thèse de doctorat). Université Sorbonne Nouvelle — Paris III, France.
Schutz, A. (1976). Collected Papers II. Studies in social theory. doi: 10.1007/978-94-010-1340-6
Shklovsky, V. (2008). L’Art comme procédé. Paris: ALLIA.
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Alix Didier Sarrouy. Université Sorbonne Nouvelle, Paris III, Ecole Doctorale Arts & Medias (ED267), Centre de Recherche sur les Liens Sociaux — CERLIS (UMR8070, CNRS).
Data de submissão: 30/05/2017 | Data de aceitação: 15/09/2017
[1] Chiffres de Fundamusical en février 2015, rendus publics à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans d’El Sistema. Voir le site officiel: www.fundamusical.org.ve
[2] Voir le site des amis d’El Sistema à travers le monde: www.sistemaglobal.org
[3] Voir le site officiel : www.orquestra.geracao.aml.pt. Voir aussi le livre récent “Crescer na Orquestra Geração ”, (Lopes & Mota, 2017).
[4] Entretiens semi-directif du 27 juin 2015, Lisbonne.
[5] Pour les citations qui suivent, voir le Chapitre V, Parents d’élèves, page 249 de (Sarrouy, 2017).
[6] Au cours d’un focus-group avec les madres du núcleo Santa Rosa de Agua. Maracaibo, 3 février 2015.
[7] Idem.
[8] Entretien semi-directif, mars 2015, Maracaibo, Venezuela.
[9] Entretien du 26 mars 2015 à Fundamusical, Caracas. Lire suite, page 307 (Sarrouy, 2017).
[10] Notamment au cours des entretiens en Mars 2015 au Venezuela avec Eduardo Méndez (Directeur Exécutif), Victor Salamanques (Assistant de la Direction Nationale) et Ruben Cova (Directeur Régional à Zulia).
Autores: Alix Didier Sarrouy