2025, n.º 38, e2025382
Effoué Dominique Adjé
RÔLES : Conceptualisation, Recherche, Méthodologie, Rédaction — révision et correction
AFFILIATION : Université Félix Houphouët Boigny,
UFR-Sciences de l’Homme et de la Société Institut des Sciences Anthropologiques de Développement (ISAD). Abidjan-Côte d’Ivoire
E-mail : dominiqueffoue@gmail.com | ORCID : https://orcid.org/0009-0008-2989-1528
Prisca Justine Ehui
RÔLES : Conceptualisation, Recherche, Méthodologie, Curation des données, Rédaction — révision et correction
AFFILIATION : Université Félix Houphouet Boigny,
UFR-Sciences de l’Homme et de la Société, Institut des Sciences Anthropologiques de Développement (ISAD). Abidjan-Côte d’Ivoire
E-mail : ehuiprisca@yahoo.fr | ORCID : https://orcid.org/0009-0000-7089-1863
Résumé : Evoquant la part féminine dans l’exercice du trône, cette étude est une analyse du pouvoir discrétionnaire de la Reine mère dans la légitimation des assises du règne cheffal chez l’agni ndénié. Dans une enquête réalisée dans le canton Féyassé, des reines mères, gardiens de trônes, chefs de canton/village ou représentants, notables, présidents de femmes et de jeunes ont été sélectionnés de manière intentionnelle et interrogés à l’aide de guide d’entretien. Les résultats indiquent que la Reine mère est perçue comme une élite culturelle atypique au potentiel visible dans la gestion quotidienne du canton aux plan politique, religieux et judiciaire.
Mots-clés : pouvoir, politique, Reine mère, religieux.
Resumo: Evocando a participação feminina no exercício do trono, este estudo é uma análise do poder discricionário da Rainha-mãe na legitimação dos fundamentos do reinado da chefia entre os agni ndénié. Numa investigação realizada no cantão de Féyassé, foram selecionados, de forma intencional, Rainhas-mães, guardiãs de tronos, chefes ou representantes de cantões/aldeias, notáveis, bem como presidentes de associações de mulheres e jovens, e entrevistados com recurso a um guião de entrevista. Os resultados indicam que a Rainha-mãe é percecionada como uma elite cultural atípica, com um potencial visível na gestão quotidiana do cantão nos domínios político, religioso e judicial.
Palavras-chave: poder, política, Rainha-mãe, religioso.
Abstract: Evoking the feminine part in the exercise of the throne, this study is an analysis of the discretionary power of the Queen Mother in the legitimization of the foundations of the chiefdom’s reign among the agni ndénié. In a survey carried out in the Féyassé canton, Queen Mothers, guardians of thrones, canton/village chiefs or their representatives, notables figures, and presidents of women’s and youth associations, were intentionally selected and interviewed using an interview guide. The results indicate that the Queen Mother is perceived as an atypical cultural elite with visible potential in the daily management of the canton in political, religious, and judicial matters.
Keywords: power, politics, Queen Mother, religious.
Introduction
Dans la monarchie akan, la femme reste un acteur politique de grande importance bien que des auteurs aient assimilé traditionnellement, le pouvoir politique à la gent masculine (Babou, 2012; Morgan,1986). Cette supposée hégémonie masculine du pouvoir politique favorise peu l’entrée et le maintien de la femme dans le jeu politique, surtout au sommet de la hiérarchie.
Pour remédier à ce déclassement structurel et accéder aux zones de pouvoir, les femmes adoptent des comportements masculins (Kanter, 1977). En adoptant ces modes de pensées et comportements dits masculins pour gravir les échelons sociaux, ces femmes sont désormais associées aux caractéristiques et attributs masculins de genre (Ferguson, 1991; Gutek, 1993). Ce qui influence considérablement la perception qu’elles entretiennent sur leur propre identité (Kanter, 1977). Cet argument part du principe selon lequel, les hommes et les femmes ont dû manifester les mêmes motivations, les mêmes aspirations pour atteindre les positions de leader Kanter (1977). Dans cette dynamique, le comportement du leader est modélisé et dirigé dans la direction masculine dans le but de satisfaire les attentes associées au courage, à la force physique, à l’intelligence, à la maitrise, au pouvoir etc. (Gutek, 1993; Kanter, 1977). Dans ses travaux sur le leadership féminin en milieu rural ivoirien, Koffi et Ehui (2022) identifient les concepts de femme-homme, femme-visionnaire et femme-entreprenante comme ceux désignant la femme leader.
Cette similarité des comportements entre l’homme et la femme, explique l’indifférence sur le style de leadership en matière de gouvernance ou d’occupation d’un poste (Gutek, 1993). En revanche, Eagly (2007) indique qu’il existerait une différence suffisamment prononcée entre le style de leadership développé par les hommes et les femmes. Pour lui, le style de leadership féminin serait susceptible d’accroître la participation et la démocratie dans la prise de décision et plus centré sur l’équipe (Eagly, 2007). Mais reste moins hiérarchisé (Helgesen 1990), pendant que celui de l’homme est plus hiérarchisé et plus efficace (Lévy-Leboyer, 1980). Cette différence s’expliquerait par les croyances, valeurs culturelles et pratiques sociales en matière de gestion puisque les fonctions et le statut de la femme en société se construisent sur la base de certaines idéologies locales (Adjé & Ehui, 2022). En d’autres termes, que l’on soit dans un contexte patrilinéaire ou matrilinéaire, les acteurs pourraient présenter à l’intérieur d’un même ensemble des variations comportementales significatives dues aux pratiques, aux croyances et représentations culturelles endogènes (Adjé & Ehui, 2022; Eagly, 2007; Koffi & Ehui, 2022).
En pays Agni Indénié, l’instance politique de la Reine mère est au centre de la structure du pouvoir familial/cheffal/royal (Rattray, 1969). Elle est celle supposée être du point de vue généalogique l’être féminin le plus proche de l’ancêtre commune. De ce fait, elle occupe une position centrale dans le choix, l’intronisation, l’exercice et la fin du pouvoir du Roi/Chef (Adjé & Ehui 2022; Assoi, 1964; Ehui, 2011; Perrot 1979). Elle portera respectivement le nom d’ahoulo bla kpagni[1] (chef de famille) et celui de Reine mère ou famien bla[2], dans le contexte du chef du village, du chef de canton ou du roi. Les raisons de cette centralité féminine sont justifiées aux plans historique, économique et religieux (Assi, 2022; Terray, 1995).
Pour ces différents auteurs, le Roi/Chef est choisi par le conseil des femmes de la famille coiffée par la Reine mère, c’est-à-dire la mère ou la sœur utérine du Roi (Kouassi, 2021; Stoeltje, 1997). C’est à elle qu’appartient en réalité le pouvoir (Assoi, 1964; Perrot, 1979; Terray, 1995). Au demeurant, Niangoran-Bouah (1965) en accord avec Kouassi (2021) et Coquery-Vidrovitch (2004) retiendront que la Reine mère intervient dans d’autres affaires sociales dont le mariage, le divorce, le règlement des conflits, en clair dans toutes les cérémonies et autres assemblées qui engage la communauté (Kouassi, 2021). Ainsi, le pouvoir royal/cheffal se construit avant tout, autour de la Reine mère, symbole de transmission des rituels (Terray, 1995; Kouassi, 2021). Toutefois, elle est cadrée par un ensemble d’interdits (Adjé et al., 2022) qui au lieu d’être un frein constituent une dynamique dans l’exercice de ses différentes fonctions.
A l’analyse de ces différents travaux sur la Reine mère, celle-ci est assimilable à une femme leader mais bien plus à un patrimoine culturel. Dans la mesure où ses attributs font d’elle une actrice qui relie les générations et les temps (passé, présent et futur). Elle se perçoit comme l’intermédiaire entre le passé et le présent et donne une direction au futur (Ehui, 2011). En effet, par ses liens généalogiques étroits avec l’ancêtre commune, elle dispose d’un ensemble de ressources (savoir-faire, savoir être, histoire, culte, etc.) héritées du passé qui lui permettent de maintenir non seulement la connexion avec celle-ci, mais de les mobiliser au présent pour le bénéfice du futur. L’ensemble de ses différents attributs participent non seulement au renforcement du pouvoir royal/cheffal, mais également à la préservation de la stabilité sociale et au maintien des liens religieux avec les acteurs symboliques que sont les ancêtres. Certaines de ces fonctions font l’objet de cette réflexion, à partir de leur description et de la connaissance des logiques qui les garantissent. En d’autres termes :
Quelles sont les fonctions politiques de la Reine mère auprès du chef ?
Quels sont ses attributs religieux ?
Comment exerce-t-elle son rôle de juge ?
Méthodologie
Notre étude s’est effectuée dans l’Est de la Côte d’Ivoire, précisément dans le canton de Yakassé Féyassé faisant partie de la région de l’Indénié-Djuablin. Purement qualitative, elle a privilégié une approche hypothético-déductive. Comme techniques de collecte de données, nous avons procédé dans un premier temps à une recherche documentaire, s’effectuant à l’aide d’une grille de lecture. En second lieu, nous avons effectué des entretiens semi-directifs à l’aide de guides d’entretiens, auprès des chefs de village ou représentants, des Reines mères, des gardiens de trônes sacrés, des notables, des doyennes de famille royale, de présidents des femmes et des jeunes. L’échantillon par choix raisonné a été choisi pour sélectionner les enquêtés. Ces derniers sont composés de 3 chefs de village ou représentants, 3 Reines mères, 3 gardiens de trônes sacrés, 3 notables, 3 doyennes de famille royale, 3 présidents des femmes et des jeunes, ce qui donne un échantillon de 18 personnes. Pour l’analyse des données, nous avons eu recours à la technique d’analyse de contenu. Cette étape a permis de faire ressortir les idées fortes, de les regrouper, de les conceptualiser et de les traduire en résultats, en s’appuyant sur certains verbatim comme arguments justificatifs.
Résultats
Les fonctions politiques, religieuses et judiciaires de la Reine mère sont exposées dans cette rubrique dans une perspective ethnographique. Chacune de ces fonctions est décrite et circonscrite selon la perception et la pratique locales du pouvoir.
Fonctions politiques
La Reine mère dans le canton Féyassé joue plusieurs rôles dans l’exercice du pouvoir politique. Ce pouvoir est même dans certaines situations, assimilé au pouvoir cheffal/royal, ce qui fait d’elle et du chef, la paire politique[3] dans la gestion de la communauté. La pratique du pouvoir politique de la Reine mère part, en principe[4], de l’intronisation à la fin du règne du chef. Elle peut s’exprimer publiquement ou en privé, selon les circonstances, les contextes et les besoins.
La Reine mère et l’intronisation du Chef de canton
Ces résultats montrent que l’intronisation du chef du canton est l’affaire du conseil des femmes de l’aboussan[5] notamment en présence de la doyenne des femmes. Par principe généalogique, le choix d’un chef, renvoie au préalable à la proximité de son “sang” avec le défunt chef, lui aussi ayant une filiation directe avec celle de l’ancien en rapport avec l’ancêtre commune. En d’autres termes, rechercher un sexe masculin descendant, du point de vue ethno biologique, directement lié à l’ancêtre commune.
Cet exercice de désignation est confié aux femmes de l’Aboussouan nian[6] ou famille source qui en s’appuyant sur l’arbre géologique de la famille, font une liste des candidats pour choisir par la suite “l’élu”. Celui-ci, doit de par le sang, appartenir incontestablement à la famille garde-trône. Un interviewé explique :
Chez nous les Agni, ce sont les femmes et surtout en présence de la Reine mère qu’on désigne le futur roi ou le chef du village. Ce principe de sélection du chef est très primordial, car il porte sur la détection de la personne la plus proche du défunt chef, selon la classification parentaire locale. On suit en fait, la direction du “sang royal”
Cette démarche trouve tout son sens dans la conception Agni qui rattache la vie de l’enfant au sang de sa mère. Porteuse de vie, elle est celle qui a les aptitudes à connaitre et identifier les parents de sang de la famille. Etant donné que, c’est par elle (la femme) que le roi ou le chef accède au trône, “les hommes ne peuvent en aucun cas choisir et introniser le futur chef. Son choix et son intronisation sont l’affaire des femmes. La Reine mère, est la seule personnalité qui intronise le futur roi ou chef” (interviewé). C’est aussi “elle qui suit de près comme de loin le discours, les comportements et les pas du chef. Le souffle de celui-ci dépend substantiellement de la Reine mère par le lien du sang” souligne un autre interviewé.
Ces différents discours centrent la Reine mère au cœur du choix du chef, supposée être la mère de celui-ci, et détentrice réelle du trône, elle veille par son implication dans cet exercice, à maintenir le trône au sein de la famille détentrice. C’est pourquoi :
Le pouvoir de choisir et d’introniser est d’abord l’affaire de la Reine mère et des femmes du lignage. Nos propres expériences ont permis de comprendre que la femme est celle qui a l’art de saisir, garder, protéger, conserver le patrimoine culturel : coutume, objets sacrés, etc. (interviewé)
Gardienne du patrimoine familial, la femme est celle qui peut à des résultats certains après des fouilles minutieuses. Ainsi, la Reine mère étant la garante du patrimoine culturel de la famille cheffale “c’est à travers elle que le chef est intronisé, sans son accord, rien ne peut se faire. C’est sous son onction maternelle que le chef est choisi et intronisé” (interviewés).
Ces différents discours, tout en soulignant les fonctions des femmes dans le choix et l’intronisation du chef de canton, met un accent particulier sur celui de la Reine mère. Le bout de phrase “c’est à travers elle que le chef est intronisé” renvoie à une image dans laquelle le chef choisit et intronisé traverse ou parcourt la Reine mère avant d’accéder à son statut de chef. Cette image assimile la Reine mère à un pont reliant deux points l’ordinaire et l’exception, l’homme ordinaire et l’homme d’exception avec le statut de chef. Le deuxième bout de phrase “sans son accord, rien ne peut se faire” présente la Reine mère comme la figure détentrice du “sceau” ou “cachet officiel” qui authentifie le choix et l’intronisation du chef.
Les informations relatives à la place de la Reine mère dans le choix et l’intronisation du chef désignent la Reine mère, d’une part comme une “institution culturelle” qui produit, régule et reproduit le pouvoir cheffal. D’autre part, elles traduisent l’idée de “gestionnaire du patrimoine” qui organise la maintenance des idéologies et représentations associées au pouvoir cheffal.
Ces deux idées d’institution culturelle et de gestionnaire de patrimoine présentent la Reine mère comme une opératrice qui détermine et organise le choix et l’intronisation du chef. Comment ces deux idées s’expriment dans la pratique du pouvoir cheffal ?
La Reine mère pendant le règne du chef de canton
— La Reine mère comme gardienne du trône : Le pouvoir politique est renforcé et matérialisé par la détention d’un tabouret ou “bia”. Il est non seulement le symbole physique du pouvoir mais aussi la châsse des ancêtres, qui l’ont occupé successivement.
Dans l’imaginaire Agni, la Reine mère ayant en son sein (ventre) l’héritier, garde pendant son règne, le trône. Elle est perçue comme la gardienne du bia sur lequel règne son “fils”. Pour certains, en plus de son rôle de sceller le choix et l’intronisation du chef, elle peut assurer par sa marque et son implication politique, la solidité et la durabilité du règne cheffal. En d’autres termes :
Sans la Reine mère, il serait difficile pour le chef de gouverner. La présence de la Reine mère est capitale. Car, c’est elle qui contrôle le pouvoir (trône), surveille les valeurs sacrées de la chefferie. C’est elle, la gardienne du “bia”, symbole matériel du pouvoir. (Fait remarquer un interviewé)
Par convention, la Reine mère est associée à un patrimoine politique, dont la présence assure la légitimité du pouvoir.
Au vu de ces attributs politiques et culturels, la Reine mère est perçue comme la conservatrice de premier ordre et propriétaire du trône. C’est pourquoi, même si “le chef est là, c’est sous son contrôle qu’il exerce sa fonction. Coutumièrement on se réfère à la Reine mère pour pouvoir mieux prendre les pas”, affirme une autre interviewée. Nous le savons bien que “la Reine mère, est la première conservatrice du pouvoir. Dans les sociétés Agni, c’est la femme, selon les pratiques ancestrales qui garde et conserve durablement le pouvoir, le trône ainsi que les valeurs qu’incarnent la chefferie ou la royauté” fait remarquer un interviewé. La femme à travers la Reine mère, devient un symbole expressif du pouvoir, une marque particulière dans la pratique du pouvoir cheffal. Elle représente l’ossature, le support en “béton” du pouvoir.
Si l’on se permet d’assimile ce pouvoir à un arbre, la Reine mère serait alors la racine par laquelle le tronc (le chef) tire ses ressources pour alimenter ses branches et feuillages (vu ici comme la communauté). Dans un langage anthropologique, la Reine mère représente la superstructure du pouvoir pendant que le chef s’identifie à l’infrastructure. De ces considérations socioculturelles, la Reine mère joue le rôle d’une élite dans la pratique du pouvoir cheffal.
— Les rôles de conseillère, de consultante et de guide suprême de la Reine mère : Au plan politique et par principe religieux, la Reine mère règne mais ne gouverne pas. Elle n’a pas de véritables pouvoirs politiques contrairement au chef. Toutefois, bien plus qu’un acteur symbolique du pouvoir, elle est du point de vue structurel, la principale conseillère du chef du canton. C’est elle qui guide le chef dans ses prises de décisions. Tout comme une poule guide ses poussins, comme un berger guide ses brebis à un lieu paisible où il y a de verts pâturages, elle représente pour le chef, une boussole inépuisable. Elle est le substrat caché, invisible sur lequel s’appuie le chef. Son avis est suivi et aucun “notables” ne peut réfuter son intervention y compris le chef du canton. Consciente de leur lourde charge à leurs épaules et de leur rôle de conseillère du chef de canton, l’une d’elles déclare :
On donne beaucoup de conseils au chef pendant sa gouvernance. Cela l’empêche de tomber dans les erreurs, de bien prendre les pas et de bien diriger le village dans son entièreté. Tout comme les femmes auprès des hommes chez nous les Agni, nous les reines mères, dans les sociétés matrilinéaires, représentons les conseillères idéales des chefs. (interviewée)
Une autre interviewée ajoute sans hésiter “Le pouvoir nous appartient, donc, étant la Reine mère, je ne peux pas laisser le chef faire ce qu’il veut. Raison pour laquelle, je lui donne des conseils. Je suis en quelque sorte son guide suprême”. Cette auto-reconnaissance de ses fonctions de conseillères auprès du chef de canton conforte et légitime sa position sociale dans le jeu politique local. Elle est même décrite par l’un des enquêtés comme “la toute première conseillère du chef tout comme les notables”.
De par sa position sociale et de son lien étroit avec l’ancêtre commune, détentrice première du patrimoine culturel, la Reine mère est aussi perçue comme une experte locale dont la consultance est indispensable. Ainsi, dans certaines situations, elle est consultée en vue de rechercher des solutions adéquates. Le chef du canton et ses notables bénéficient de ces consultances pour mieux prendre le pas et prendre des bonnes résolutions en vue de gouverner le canton. En outre, la consultance de la Reine mère est une obligation, un acte de foi et de respect. C’est pourquoi, certains interviewés estiment même que “le chef règne, gouverne, mais la Reine mère détient la souveraineté”. Ainsi, face au pouvoir cheffal, la Reine mère jouit d’une indépendance, d’une capacité à non seulement proposer ses décisions mais aussi à ne pas se voir imposer la volonté ni du chef et ni des autres. Si les règles de succession au trône ou loi salique[7] empêchent l’accès de la femme sinon la Reine mère au pouvoir cheffal ou royal, elles lui confèrent un pouvoir très considérable. Sans exagérer, elle est vue comme le personnage cheffal féminin aux multiples facettes.
Le statut de consultante de la Reine mère est même reconnue par la communauté. Un bénéficiaire de cette consultance souligne :
Lorsque nous consultons la Reine mère, c’est en réalité aller au-delà des faits humains. Il y a des choses que nous voulons faire, mais sans la parole de notre Reine mère nous ne pouvons pas le faire. C’est pour cela que même le chef et ses notables consultent la Reine mère afin de bien trancher les affaires du village. (interviewé)
Pour donner une légitimité sociale à cette prestation, l’un de nos informateurs ajoutent : “Le village est sous l’autorité suprême du ‘famien bla’ [Reine mère]. C’est pour cela, avant qu’on ne fasse quelques choses on demande sa permission. On l’a consulté d’abord ! Elle est notre appui, notre guide souveraine”.
La Reine mère est positionnée avant, pendant et après chaque action concernant le canton. Cette situation est vécue comme une règle, un principe, un critère auquel l’on doit se référer du moins dans la gestion du canton. Les différents discours des enquêtés désignent cette pratique comme un état habituel et conventionnel dont il ne faut pas s’en écarter. Il décrit le comportement des concernés vis-à-vis de la Reine mère.
Ces pratiques de références et de consultances semblent aussi trouver leur justification dans ce discours ci :
Elle [Reine mère] est mature. Pour les prises de décisions, c’est elle qui donne les indicatifs. Ici, quand nous parlons d’indications, c’est parler de la vie qui réside dans l’esprit de la Reine mère et qui fait d’elle notre guide traditionnelle idéale. (interviewé)
Il ressort du bout de phrase “c’est parler de la vie qui réside dans l’esprit de la Reine mère et qui fait d’elle notre guide traditionnelle idéale”, que la Reine mère est un symbole “représentatif des ancêtres” qui incarne le “modèle intellectuel” capable de diriger, d’orienter et dont on doit s’en inspirer dans la gestion du canton et même dans certaines situations.
Tous ces propos situent la Reine mère dans le rôle d’un planificateur qui indique le comment des choses avant qu’une décision soit prise et appliquée. Pour sa part, elle se reconnait dans cette position en ces termes :
Etant Reine mère, je dois donner mon accord, avant que toutes décisions du chef ne soient acceptées par l’ensemble de la communauté. Je suis la conseillère principale du chef, rien ne doit se faire ou se passer sans que je ne sois informée. Si je trouve une résolution ou une décision prise par mon sang ou par mon frère que j’ai intronisé et placé sur le “bia” [Trône], mauvaise je l’arrête immédiatement. C’est pour cela qu’il me consulte secrètement. (interviewée)
L’obligation de consultance du chef et des notables est clairement évoquée dans ce discours. Les services en conseil de la Reine mère, même dans la discrétion s’avère plus que nécessaire socialement. En plus de ces fonctions politiques, la Reine mère s’implique dans d’autres actions qui psychologiquement et spirituellement participent à la gestion quotidienne du canton.
La Reine mère dans ses fonctions de prêtresse
Sur le plan religieux, la Reine mère occupe une place de prêtresse. Elle est le souverain sacrificateur, la grande prêtresse qui veille au respect que l’agni ndénié du Féyassé témoigne aux divinités au sein du territoire. Considérée plus proche de l’ancêtre commune, elle est représentée comme le canal qui relie les vivants aux ancêtres. Cette présupposition lui confère une autorité de culte aux ancêtres et un rôle central dans les pratiques religieuses de son peuple. Etant le point d’intersection entre les vivants et les ancêtres, elle est consultée par le chef du canton et ses notables et elle à son tour, s’informe auprès des dieux, des ancêtres par différents canaux. L’un des notables souligne ce rôle central en ces termes : “La Reine mère joue un rôle sacré et puissant dans le village. Elle est notre sacrificateur suprême. Elle fait des libations mystiques lors des cérémonies traditionnelles. C’est la prêtresse des esprits invisibles” (interviewé). Dans ce verbatim, la Reine mère est décrite comme une figure religieuse qui jouit d’un prestige pour la cohésion sociale. La structure de la vie religieuse du peuple Féyassé, dévoile les multiples facettes du rôle religieux de la Reine mère.
Responsable des cérémonies commémoratives, elle est la gardienne du “trône” sacré des reines mères qui l’ont précédée dans son matrilignage. D’ailleurs, “On n’est pas Reine mère pour rien. Dès que tu es intronisée Reine mère, tu ne t’appartiens plus, mais tu appartiens plutôt à tout le monde. Tu deviens automatiquement ‘être sacré’”. Selon nos répondants (interviewés), la Reine mère, est perçue comme une prêtresse, un être religieux vivant. Pour eux, les ancêtres et la chaise royale sont les principales sources intarissables qui donnent de façon légitime et légale une force (puissance) spirituellement admise et intégrée à la Reine mère. Par exemple, c’est elle qui accompagne et assure l’adoration de la rivière sacrée, supervise les cérémonies de puberté et de l’initiation sexuelle des jeunes filles. Cette assertion est étayée par certaines doyennes “La fête de l’igname exige nécessairement la présence de la Reine mère. Elle est la personne la plus indiquée ; celle qui donne de la nourriture spirituelle à la chaise royale pour sa survivance” (interviewées). Ainsi, la Reine mère exerce une fonction sacrée qui lui permet de présider aux cérémonies de culte aux ancêtres et même des lieux sacrés dont les rivières, les forêts sacrées et même le bia, symbole d’union entre les vivants et les morts. Lorsque les conflits se présentent, la Reine mère remplit sa fonction de jugement.
La Reine mère-juge
La juridiction est sans nul doute une composante capitale pour toute société humaine. Elle fait partie prenante de la structure organisationnelle de la société. Sans elle, nul ne peut parler de jugement. Dans les sociétés traditionnelles existe un “parlement judiciaire”, chargé du règlement des affaires. Ainsi, l’arbre à palabre, est la véritable institution villageoise, voire africaine de règlement des différends au sein des communautés.
Selon nos informateurs, l’une des particularités du canton de Yakassé Féyassé, réside dans le fait qu’ils existent deux principaux juges, reconnus traditionnellement, en dehors des familles. A savoir : le Chef du canton et la Reine mère. Cependant, en dehors de la cour du canton, la Reine mère, comme nous l’avons souligné plus haut, est l’un des piliers de l’Aboussouan. Elle possède ainsi sa propre cour de justice où sont le plus souvent tranchés d’une part, certaines affaires matrimoniales et quelques différends entres les femmes de la communauté, d’autre part aux cas jugés complexes.
Certaines affirmations recueillies sur le terrain attestent ce choix juridique :
La cour de la Reine mère, est aussi, reconnue comme une cour de justice au même titre que la cour du chef. La Reine mère, préfère régler les affaires dans sa propre cour. Etant femme, elle se sent beaucoup mieux dans sa maison. C’est ça préférence ! déjà, très tôt le matin, les belligérants viennent chez la Reine mère. Ils préfèrent aller chez elle que d’aller dans la cour du canton. (interviewés)
Etant reconnue comme le canal des nanans (chefs), la Reine mère est reconnue comme un juge.
De plus, aucun protagoniste n’a le droit quel que soit sa corpulence de contester au jugement de la Reine mère. Les propos recueillis auprès des interviewés indiquent ce fait :
La fonction de Reine mère n’a pas de limite à proprement dite, elle joue un rôle important dans la gestion des affaires de la communauté, telle que le règlement des conflits. Elle est la “prêtresse” qui détient presque le pouvoir.
La fonction judiciaire de la Reine mère est très importante, remarquable dans le règlement des affaires au sein de la communauté. Sans son intervention, c’est dur et très compliqué pour nous. (interviewés)
Elle est une référence et l’un des acteurs de marque dans le règlement des conflits. Consciente de cette fonction et de ses impacts sur le bien-être et le devenir du canton, elle affirme :
Dans le règlement des conflits du canton, je ne plaisante pas ! Je dis la vérité. Je fais l’effort dans ma conscience de dire oui ou non de façon juste et équitable. Parce que je suis leur juge comme le chef du canton, les présidents des jeunes et des femmes. (interviewée)
Un autre interviewé nous fait savoir en ces termes :
S’il y a un problème, on va voir directement soit le chef, soit la Reine mère soit le président des jeunes soit la présidente des femmes. Tous sont nos juges. La bouche de la reine est importante. Elle ne fait que dire ce qui est la vérité. (interviewé)
La cour de justice de la Reine mère est sa maison véritable.
Discussion et conclusion
L’analyse des fonctions de la Reine mère demeure l’une des préoccupations majeures et complexes de la communauté Agni Indénié. Ces perceptions sont fondées sur les croyances endogènes et ont pour finalité de pérenniser les valeurs ancestrales du canton. Notamment, politiques, religieuses et judicaires.
Au plan politique, la Reine mère joue un rôle central dans le choix et l’élection Roi/Chef. Cette double responsabilité confère aux reines mères, ce que Stoeltje (1997) indique par les faiseuses de rois, les dépositaires du pouvoir exercé par les hommes, maitrisant la généalogie de la chefferie (Atta, 2007; Niangoran-Bouah, 1965). De son côté, Kouassi (2021) nous fait savoir que c’est aux femmes que sont confiés tous les rôles d’organisation de l’intronisation. Pour lui, la Reine mère est la représentante du pouvoir suprême.
Sous l’angle religieux, Niangoran-Bouah (1965) fait remarquer bien que l’homme crée et met en place les différentes institutions étatiques sur lesquelles repose la société, mais c’est à la femme en tant que mère que l’on fait appel lorsque cette société est menacée dans son existence physique et institutionnelle. C’est pourquoi, en cas de calamité (épidémie, famine), c’est aux femmes sous la direction de la Reine mère, qui interviennent pour éloigner le malheur du village. Par ces pratiques religieuses, elles rétablissent l’équilibre entre la société et le monde des esprits.
Au plan juridique, l’étude est donc en accointance avec celle de Niangoran-Bouah (1965) à travers laquelle il a montré la place de la Reine mère dans le règlement des affaires et conflits au sein de la communauté. Selon l’auteur, celle-ci, possède sa propre justice et donne de la voix pour trancher les affaires de toutes natures et de toutes formes, principalement, les affaires matrimoniales. Aussi, les affaires dépassant les capacités du chef.
Cet article est une continuité des travaux anthropologiques qui retrace la place et l’importance de la Reine mère ou Famien bla dans les sociétés africaines. Sa particularité est d’assimiler la Reine mère à un patrimoine culturel féminin. En effet, elle est un symbole culturel de valorisation de la femme. Par elle, la femme participe de manière efficace et visible, au sommet de la hiérarchie, à la vie politique, religieuse et judiciaire de la communauté. Ici, la visibilité politique de la femme est un fait réel. Même si, elle se présente de fois comme la face cachée du chef, ces attributs et fonctions, font d’elle la représentante de la part féminine dans la gestion politique, religieuse et juridique de la communauté. Elle peut même être assimilée à une diplomate qui exerce le droit au sein du canton. Ainsi, le concept de “paire politique” trouve tout son sens. Il traduit l’indispensable place de la femme au sommet de la société agni. Il évoque également une répartition genrée du pouvoir bâtie sur la double responsabilité de l’homme et de la femme. La Reine mère ici, représente la figure traditionnelle de la femme émancipée et avisée. Et l’adhésion de la communauté à sa position hiérarchique confirme sa légitimité sociale et culturelle.
Bien plus, en servant de pont entre les vivants et les morts, en incarnant l’ancêtre commune, première référence symbolique de la famille, la Reine mère est d’abord le reflet du passé, de l’histoire commune de la communauté. En elle, l’histoire est retracée, vécu et transmise. En participant visiblement, et de façon responsable et égalitaire avec le Roi/Chef, à la gestion de la communauté, la Reine mère se présente comme un patrimoine culturel actuel et actualisé. C’est-à-dire, une richesse atypique, impérissable, avec un souvenir inextinguible sur lesquels le peuple s’appuie pour se frayer un passage pour son équilibre et son mieux être future.
Agent de transmission des savoirs historiques endogènes, elle reste une institution qui actualise le passé dans le présent et le transpose dans le future grâce aux mécanismes successoraux en présence. Elle demeure donc un patrimoine culturel original et authentique qui relie les différentes générations (passée, présente et future) aux mains du peuple agni.
Références
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Date de soumission : 31/01/2023 | Date d’acceptation : 04/02/2024
Notes
[1]La doyenne des femmes.
[2]La femme-cheffe.
[3]Le concept de paire politique est utilisé pour traduire l’idée de “l’un sans l’autre”.
[4]l cesse au décès de celle-ci. Toutefois une autre reine est désignée.
[5]Désigne localement la famille.
[6]Famille en ligne utérine.
[7]Cette loi a été initiée en France au XIV siècle puis adoptée dans d’autres monarchies européennes. Elle est différente de la primogéniture désignant le droit du premier enfant légitime à hériter par voie agnatique ou cognatique.
Autores: Effoué Dominique Adjé et Prisca Justine Ehui