2025, n.º 38, e2025383
Djrou Déného Adeline
RÔLES: Conceptualisation, Méthodologie, Curation des données, Rédaction — version originelle, Supervision, Administration du projet
AFFILIATION: Université Félix Houphouët-Boigny, Facultés IES, Département de Sociologie,
Code Postal : 12-13 (Abidjan) 01 BP 641 Cidex 3. Abidjan, Côte d’Ivoire
E-mail : adeline.djrou@outlook.com | ORCID : https://orcid.org/0009-0007-9585-8251
- Konan Akissi Amandine
RÔLES: Validation, Supervision, Visualisation, Analyse formelle, Recherche, Rédaction — version originelle, Rédaction — révision et correction
AFFILIATION: Université Felix Houphouët Boigny, Facultés IES, Département de Sociologie.
Code Postal : 12-13 (Abidjan) 01 BP 641 Cidex 3. Abidjan, Côte d’Ivoir
E-mail : koimson@yahoo.fr | ORCID : https://orcid.org/0009-0006-1193-8186
Résumé : Cet article analyse les mécanismes sociaux de l’appropriation de l’espace social par les “lépreux” de Duquesne-Crémone et leurs descendants en situation de vulnérabilité et d’inégalité sociale. Pour certains auteurs, la lèpre demeure une source de vulnérabilité qui entraîne l’exclusion du lépreux de la sphère sociale. Chez les “lépreux” de Duquesne-Crémone qui ont été exclus par leur communauté d’origine, l’accès à l’espace et son contrôle s’opèrent par le retournement du statut de lépreux. L’analyse de ce phénomène par une approche qualitative identifie trois types de résultats : la mort sociale des “lépreux”, comme vecteur de vulnérabilité sociale ; la reconnaissance sociale du “lépreux”, comme une ressource d’appropriation de l’espace ; la transaction autour du stigmate de la lèpre comme stratégie d’appropriation de l’espace par les “lépreux” de Duquesne-Crémone.
Mots-clés : inégalité et lien social, lèpre, biographie, Côte d’Ivoire.
Resumo: Este artigo analisa os mecanismos sociais de apropriação do espaço social pelos “leprosos” de Duquesne-Crémona e seus descendentes em situação de vulnerabilidade e desigualdade social. Para alguns autores, a lepra continua sendo uma fonte de vulnerabilidade que leva à exclusão do leproso da esfera social. Entre os “leprosos” de Duquesne-Crémona excluídos pela sua comunidade de origem, o acesso ao espaço e o seu controlo ocorre através da inversão do estatuto de leproso. A análise deste fenómeno através de uma abordagem qualitativa identifica três tipos de resultados, nomeadamente: a morte social dos “leprosos”, como vector de vulnerabilidade social; o reconhecimento social do “leproso”, como recurso de apropriação do espaço; a transação em torno do estigma da lepra como estratégia de apropriação do espaço pelos “leprosos” de Duquesne-Crémona.
Palavras-chave: desigualdade e vínculo social, lepra, biografia, Costa do Marfim.
Abstract: This article analyzes the social mechanisms of the appropriation of social space by the “lepers” of Duquesne-Crémona and their descendants in a situation of vulnerability and social inequality. For some authors, leprosy remains a source of vulnerability which leads to the exclusion of the leper from the social sphere. Among the “lepers” of Duquesne-Crémona who were excluded by their community of origin, access to space and its control takes place through the reversal of the leper status. The analysis of this phenomenon using a qualitative approach identifies three types of results: the social death of “lepers”, as a vector of social vulnerability; the social recognition of the “leper”, as a resource of appropriation of space; the transaction surrounding the stigma of leprosy as a strategy for appropriating space by the “lepers” of Duquesne-Crémona.
Keywords: inequality and social bond, leprosy, biography, Ivory Coast.
Introduction
Connue depuis l’antiquité, la lèpre demeure une vieille maladie chronique invalidante, (Vitaux, 2020). Selon Leroy et Loir (2015), les textes les plus anciens témoignent que la lèpre représente une menace qui inscrit le lépreux dans un processus de désocialisation. Et bien qu’elle soit aujourd’hui, curable avec l’événement de la Polychimiothérapie (PCT), l’on assiste à une persistance de la distanciation sociale vis-à-vis de la lèpre et de toute personne ayant contractée la lèpre dans son parcours de vie dans les pays endémiques, particulièrement en Côte d’Ivoire (Djrou et Lida, 2019; Programme National d’Elimination de la Lèpre [PNEL], 2013).
Cette stigmatisation et discrimination qui expulsent les “lépreux” de Duquesne-Crémone de leurs lieux d’origine de façon permanente, les ont amenés à se réfugier à l’Institut Raoul Follereau d’Adzopé (IRF) implanté dans la région du groupe ethnique Attiés. Après leur guérison médicale, ces derniers sont contraints une fois de plus, à s’exclure de cette structure de référence au regard des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Pour cette structure, les anciens lépreux doivent réintégrer leurs lieux d’origine en vue de mettre fin à leur discrimination comme l’ont rapporté des responsables de l’IRF : “après la guérison, nous les avons rendus à la société. Ils ne sont plus à notre compte”. Toutefois, ces “lépreux” seront rejetés par leurs différentes communautés d’origine. Cette exclusion s’opère au niveau politique, économique et socio-culturel. En effet, la lèpre est associée à des perceptions négatives (malédiction, déshumanisation, maladie incurable). Face à la fermeture des espaces des communautés d’origine et de l’IRF, les anciens pensionnaires dudit institut vont se sédentariser sur les terres des autochtones attié[1], dans la région d’Adzopé et y fonder Duquesne-Crémone. Les anciens lépreux de l’IRF, caractérisés par une diversité d’appartenance ethnique[2], vont devenir au fil du temps les populations autochtones de Duquesne-Crémone au détriment des Attié qui du point de vue historique et idéologique, sont les autochtones.
D’ailleurs, la littérature sur l’autochtonie en Côte d’Ivoire souligne que l’idéologie de l’autochtonie est fondée sur l’antériorité sur l’espace et sur l’ethnie. Cette construction de l’autochtonie différencie les autochtones des allochtones et des allogènes qui sont tenus à l’écart du pouvoir politique et de la gestion du foncier, (Dozon, 1997; Houedin & Ehui, 2015; Yao, 2018). Les autochtones sont généralement les dominants du champ politique et de la gestion du foncier. L’hégémonie politique des autochtones est particulièrement marquée par la domination spatiale dans les localités rurales, “où l’occupation des parcelles de terre par les migrants et leur présence même sur lesdits espaces est parfois contestée”, (Houedin & Ehui, 2015, p. 5). Par ailleurs, les théories de la stigmatisation révèlent la dynamique du degré de la séparation entre “nous” et “eux” en contexte de stigmatisation. Link et Phelan (Jacquin, 2001), conceptualisent le stigmate comme une question de degré. Certains stigmates comme l’épilepsie ou la lèpre sont plus prégnants que d’autres et significativement moins tolérés qu’ils peuvent l’être dans la sphère familiale ou communautaire du stigmatisé.
L’impact qu’a la maladie chronique sur l’individu dépend de la signification qu’il lui attribue, dans le contexte social particulier qui est le sien (Maia, 2008). C’est dans cette optique, que Ramchantre Keshav Mutatkar (1979, cité dans Etienne, 2012) souligne le fait que “le véritable problème n’est pas la lèpre en elle-même, mais de ce que les gens pensent qu’elle est” (p. 17). La lèpre, en tant que maladie historique quasi universelle et chronique a fait l’objet de plusieurs modèles d’explications basées sur les croyances culturelles, religieuses et sociales. Engelbrektsson et Subedi (2018), se sont intéressés à la conception indoue de la lèpre au Népal. La lèpre dans cette société résulte d’un “mauvais karma” causé par des méfaits dans une vie antérieure. Être atteint dans ce contexte est synonyme de malédiction et de souillure. Cette interprétation péjorative de la lèpre transparaît également chez les Yorubas, à l’ouest du Nigéria où la lèpre est associée à l’insalubrité, (Ebenso et al., 2019). La littérature nous montre généralement que les préjugés liés à la lèpre affaiblissent les liens sociaux et constituent une entrave à la participation à la vie communautaire chez les lépreux, (Bargès, 2008; Djrou & Lida, 2019; Martin, 2011; Romadhon, 2020). Cette vulnérabilité est à base des inégalités sociales, des discriminations et constituent une entrave à la participation du lépreux au marché du travail selon Peters et al. (2015). La discrimination est également prégnante au sein des structures médicales où les lépreux sont craints, ont un accès difficile aux soins ou subissent le mépris du personnel soignant (Bougerol, 1994; Mathieu & Ruault, 2014; Valencia, 1989).
Contrairement à ces données théoriques, le constat sur le terrain a révélé une appropriation de l’espace social par les “lépreux” de Duquesne-Crémone sur les terres autochtones attié dont les fondements reposent sur la lèpre, en dépit de la vulnérabilité socio-économique dans laquelle les a inscrits la stigmatisation de la lèpre et du lépreux.
Fort de ce constat, cette étude propose dans un premier temps d’examiner le statut de mort sociale du “lépreux”, ensuite, la reconnaissance sociale du “lépreux” et enfin la transaction autour du stigmate de la lèpre comme stratégies d’appropriation de l’espace par les “lépreux” de Duquesne-Crémone.
Méthodologie
Au regard de l’objectif de cette étude qui est de saisir les stratégies d’appropriation de l’espace social des “lépreux” de Duquesne-Crémone en situation de vulnérabilité et d’inégalité sociale, l’approche inductive d’obédience biographique a été choisie comme méthode de collecte des données. L’essentiel de l’induction pour Anadón et Guillemette (2007), c’est qu’elle est fondamentalement une ouverture à l’inédit, une attention à ce qui peut être découvert à partir du vécu. Par conséquent, nous ne nous sommes pas accrochées à un cadre théorique et nous ne nous sommes pas données des réponses à priori sous forme d’hypothèses. Mais nous sommes directement allées vers notre terrain à partir duquel nous avons construit toutes nos données, toute notre analyse, (Groulx, 2011). L’enjeu de l’appropriation de l’espace à partir de ce qui vulnérabilise ne peut être saisi que de l’intérieur, par le prisme de productions narratives particulièrement du récit de vie (Veith, 2004). Et pour comprendre le plus précisément possible les expériences des “lépreux” de Duquesne-Crémone liées à la gestion de l’espace avec la lèpre, Hovland et Sieber (1978) encourage d’ailleurs les chercheurs à trianguler leurs méthodes de collecte des données pour pouvoir obtenir des informations par différents biais. Aussi, la collecte de nos données s’est opérée à travers des techniques ouvertes comme les entretiens narratifs accompagnés par la recherche documentaire et les entretiens semi-directives inspirés des récits de vie, triangulés avec l’observation directe et participante.
Le choix des acteurs sélectionnés pour la réalisation de l’étude s’est fait par le biais de la technique du choix raisonné. Cette méthode consiste à sélectionner des participants en fonction des critères ou des caractéristiques typiques de la population à l’étude, en tenant compte de leur statut social et de leur légitimité sociologique à s’exprimer sur le phénomène à l’étude. L’enquête s’est réalisée auprès de 30 individus ayant un rapport à la lèpre ou aux “lépreux”. Ces enquêtés ont été regroupés en deux catégories : la catégorie des “lépreux” composée des “lépreux” de Duquesne-Crémone, anciens pensionnaires de l’IRF installés à Duquesne-Crémone après leur guérison médicale et de leurs enfants encore appelés “enfants kokobé”[3]. Ces descendants, bien que n’ayant pas contracté cliniquement la lèpre fonctionnent à Duquesne-Crémone comme des lépreux. Ce groupe est principalement composé de 17 personnes ressources dont 2 chefs de village (l’ancien et l’actuel), 5 notables, 2 responsables de la jeunesse) et 8 “lépreux” ordinaires. La seconde catégorie est celle des non lépreux composés 13 acteurs dont 2 propriétaires terriens Attié, 2 représentants des communautés CEDEAO[4], 5 membres ordinaires de la communautés CEDEAO, 1 infirmier spécialiste de la lèpre de l’IRF et 3 membres d’une communauté d’origine des “lépreux”.
Cette étude inductive a adopté une démarche biographique et a mobilisé l’entretien narratif comme technique de collecte des données (Bertaux, 2016). Ce type d’entretien, comme le souligne l’auteur, est une “forme particulière d’entretien”, l’entretien dit narratif, au cours duquel le chercheur demande à une personne dénommée “sujet” de lui raconter “tout ou une partie de son expérience vécue”. Dans le cadre de cette étude, les entretiens biographiques ont consisté à mener des entretiens approfondis avec les personnes touchées par la lèpre pour recueillir leurs histoires de vie. L’entretien biographique s’est intéressé à leur expérience avec la lèpre, les bouleversements identitaires et les réseaux sociaux dans des environnements sociaux. L’objet de l’entretien était formulé selon les termes suivants : “Racontez-nous votre histoire depuis la contraction de la lèpre jusqu’à votre sédentarisation dans ce village”. En plus des entretiens biographiques, nous avons combiné d’autres techniques et outils de collecte de données telles que la recherche documentaire, l’observation directe et participante, (Lapassade, 1991). Si l’entretien narratif s’est avéré l’outil privilégié d’accès au vécu subjectif des “lépreux”, nous avons utilisé l’entretien semi-directif “ordinaire” pour les non lépreux. Nous nous sommes, enfin, appuyés sur les outils de recherche dont, le guide d’entretien, la grille d’observation, des enregistrements audio/vidéo. Cela permet d’avoir une vision plus complète et nuancée des expériences vécues par les “lépreux”. Une fois les données collectées, nous avons utilisé une approche d’analyse thématique pour identifier les thèmes récurrents et les expériences clés dans les récits de vie. Nous avons anonymisé nos enquêtés par les initiales des noms de nos enquêtés accompagnés de leur statut social.
Résultats
La mort sociale des “lépreux”, comme vecteur de vulnérabilité sociale
La mort sociale que subissent les “lépreux” de Duquesne-Crémone du fait de leur statut de lépreux les inscrit dans la vulnérabilité sociale. Contrairement à la mort biologique qui est la cessation définitive des fonctions vitales, “la mort sociale concerne des personnes vivantes, en situation de pauvreté, d’isolement ou atteintes de maladies graves et symboliquement considérées comme mortes” (Charlier & Hassin, 2015, p. 512). Cette fragilité sociale liée au statut de lépreux est perceptible à travers la vulnérabilité relationnelle et l’inaccessibilité aux ressources économiques.
La stigmatisation liée à la lèpre, une source de vulnérabilité relationnelle
La stigmatisation associée à la lèpre entraîne une vulnérabilité relationnelle des “lépreux” dans les communautés d’origine des “lépreux”. La vulnérabilité relationnelle ici peut être considérée comme la fragilisation relationnelle du “lépreux” qui se voit éjecté de façon brusque ou progressive des instances de protections primaires que sont la structure familiale et les réseaux de proximité. Dans leurs communautés d’origine, cette exclusion s’est opérée de façon progressive en fonction de l’évolution et de la visibilité de la maladie ou de ses séquelles. Ainsi, avant qu’ils ne soient définitivement expulsés des groupes d’appartenances, ils bénéficiaient d’une faible tolérance qui va s’effriter avec l’évolution de la maladie. Au niveau familial, les “lépreux” sont exclus de la participation de la vie familiale du fait du stigmate. Ils subissent la violence familiale et perdent leurs positions et rôles sociaux. Ces dissociations familiales touchent chez les “lépreux”, la sphère matrimoniale d’où ils sont expulsés. A côté du conjoint qui se sépare les “lépreux” subissent également la rupture d’avec les membres de la famille de ce conjoint non lépreux, ce qui renforce l’isolement et la solitude de ces derniers. L’affaiblissement des liens ou la rupture s’opère également avec les membres de leurs propres familles. Le statut de lépreux impact le mode de vie en famille et met en mal le rôle de protection et de soutien affectif de la famille vis-à-vis des membres atteints. Les personnes touchées par le stigmate de la lèpre sont de plus mises à l’écart des autres membres de la famille qui réduit de façon significative leur communication avec eux. Les “lépreux” sur ces espaces ne sont plus écoutés et ne peuvent ni s’exprimer ni participer aux réunions ou prendre des décisions. Dans ces lieux d’origine, les “lépreux” ont un accès limité aux activités de la famille et sont exclus des repas familiaux. De plus, on leur interdit de toucher et d’utiliser les objets familiaux comme les ustensiles partagés par les autres membres non lépreux. Toutes ces pratiques de rejet et de mépris des “lépreux” renforcent le sentiment de rejet et d’exclusion de ces derniers.
A ces asymétries sociales engendrées par le stigmate, s’ajoute la mise en mal de tout le réseau de sociabilité des “lépreux”. Le stigmate de la lèpre fragilise les liens avec les non lépreux jusqu’à les faire sortir des espaces de sociabilités, notamment les lieux de restauration, de rencontre et de jeu à cause de la perception de la lèpre comme une souillure ou une transmissible. Par conséquent, ils ne peuvent plus participer à la vie communautaire et aux activités quotidiennes de la collectivité. En outre, la réduction des réseaux de sociabilité s’opère aussi par la dissolution de leurs amitiés qui renforce leur isolement. Les “lépreux” ne bénéficient plus d’un environnement de compassion et de soutien émotionnel. Ils ne peuvent plus compter également sur les autres membres de la communauté, sur leurs visites et leurs échanges.
L’asymétrie sociale à l’œuvre dans les lieux d’origine se voit dans le dépouillement de leur droit à l’espace physique. Bien que résidant sur un même espace, les “lépreux” ne cohabitent pas avec les non lépreux. Des espaces sont spécialement aménagés pour eux en vue de les isoler des non lépreux. Cet espace peut être à l’intérieur de la maison familiale, de la grande cour familiale ou aux encablures du village où la nourriture leur est apportée pour leur survie. A leur mort biologique, la séparation d’avec le groupe des membres non lépreux continue jusqu’à la séparation des lieux de sépulture au risque de “souiller” les ancêtres.
L’inaccessibilité aux ressources économiques comme source d’inégalité sociale
Le statut de lépreux, dans les différentes communautés d’origine des “lépreux” comme à Duquesne-Crémone, demeure un facteur d’inégalité sociale. Du fait du stigmate, ces derniers subissent une rétribution inadéquate des richesses dans leurs différents lieux d’origine. En effet, selon les données, avant la survenue de la lèpre, la plupart des “lépreux” étaient inscrits dans des activités économiques surtout dans le secteur informel. Certains exerçaient des métiers comme la couture, le commerce, la restauration, quand d’autres pratiquaient l’agriculture. Ces activités leur permettaient de se prendre en charge et de prendre en charge leurs différentes familles également. Cependant, l’apparition de la lèpre a déstabilisé leurs trajectoires professionnelles. Le dépistage tardif de certains interviewés a eu pour conséquence des mutilations et déformations des zones atteintes, entrainant du coup une situation d’invalidité chez eux (perte de doigts, utilisation d’une prothèse de jambe, trouble de la vue). Ces invalidités les empêchent de continuer leurs activités économiques comme le souligne cet enquêté : “au début, je m’inquiétais pour la gestion de ma plantation de cacao au village (…)”. Le statut de lépreux, en les rendant incapables d’exercer une activité, les oblige au chômage et à une baisse, voire une perte des revenus octroyés par le travail. Cette précarité professionnelle fait d’eux des personnes vulnérables qui, pour survivre (se nourrir, se loger, subvenir à leurs besoins quotidiens), sont contraints de se tourner vers les autres dans un contexte de stigmatisation et de rejet. Ensuite, d’autres “lépreux” affirment être spoliés de tous leurs biens ou héritage fonciers par les membres de leurs familles ou de leurs communautés d’origine. En fait, la déshumanisation des “lépreux” produite sur ces espaces, dévalorise leur statut et les extrait de la gestion des biens. Sur ces espaces, les “lépreux” associés à une incapacité tant physique que symbolique supposée à gérer leurs biens fonciers, se voient mis à l’écart du champ professionnel.
Les inégalités sociales que subissent les “lépreux” ailleurs, se perpétuent également à Duquesne-Crémone même s’ils s’opèrent à une intensité moindre par rapport aux communautés d’origine. Au fait, la sédentarisation et l’appartenance au groupe des “lépreux” dudit village a été pour ces derniers un moyen d’amélioration de la qualité de vie. Selon les données, la majorité des concernés ne disposait pas dans leurs différents lieux d’origine, les biens matériels qu’ils possèdent aujourd’hui à Crémone. Le statut de lépreux leur offre une relative stabilité financière par rapport aux périodes antérieures de leur vie. Cependant, dans cette localité, les “lépreux” ont vu au fil des années, l’aide financière et matérielle venant des différents donateurs surtout des sœurs “blanches” Notre Dame des Apôtres (NDA), s’amenuiser par rapport à leurs besoins. Le départ des sœurs “blanches” de l’IRF que selon les interviewés, prenaient en charge la quasi-totalité des besoins des anciens pensionnaires de l’Institut, a drastiquement ralenti les aides. Depuis 2011, les sœurs Européennes NDA sont parties pour des raisons de sécurité et remplacées par des sœurs africaines de la même congrégation, la congrégation NDA. Ce départ est décrit par les “lépreux” comme la fin d’une véritable aide aux “lépreux” de Crémone. Pour les “lépreux”, cette aide était indéfectible et sure jusqu’à leur départ, remplacées par d’autres religieuses de la même congrégation. Mais le faible pouvoir d’achat des nouvelles religieuses NDA d’origine africaine les contraint à réduire les aides. Par conséquent, les plus vulnérables comme les vieillards et les plus invalides ne peuvent plus bénéficier d’une aide mensuelle de 6000f CFA comme au temps des sœurs “blanches” :
C’est grâce aux sœurs que nous existons, c’est grâce l’hospitalité des sœurs que les malades de la lèpre existent. Les religieuses blanches sont parties il y a de cela quelques années et cela nous a causé beaucoup de préjudices. Les malades pensionnaires qui étaient là étaient pris en charge par les religieuses. Et là, ils recevaient 6000f par mois. Cela leur permettait de survivre en raison de deux cents par jours. Mais depuis le départ des religieuses, les malades sont restés comme ça. C’est dramatique pour ces malades-là ! Et beaucoup sont morts par manque de nourriture et autres. (A. M., enfant kokobé, porte canne du chef)
A côté de l’affaiblissement du soutien financier et matériel des religieuses Catholiques qui renforce leur précarité, les “lépreux” de Duquesne-Crémone font face à un manque significatif de terres cultivables. En effet, les parcelles de terres sur lesquelles travaillent les “lépreux” ne leur appartiennent pas. Ces partielles appartiennent aux sœurs NDA qui les prêtent uniquement pour les cultures vivrières. Elle est dans ce cadre une culture de subsistance destinée uniquement à la consommation de la famille “lépreuse”. Interdits de pratiquer les cultures pérennes qui constituent des activités génératrices de revenus dans cette région, les “lépreux” se voient dominer économiquement par les non lépreux, propriétaires de champs de cacao :
Nous n’avons pas de parcelles en tant que tel. Le village a été créé sur la terre des propriétaires terriens. Et donc la parcelle qui nous a été donnée est exigüe. Il n’y a pas d’extension donc on ne peut pas aller cultiver sur leurs terres. Maintenant les sœurs NDA, les sœurs notre Dame des Apôtres, nous ont attribué 150 hectares de parcelles. Cela a été attribué à nos parents malades. Chacun a au moins un hectare sur lequel il faut cultiver seulement des cultures vivrières (l’igname, le manioc…), contrairement au CEDEAO qui ont de grandes plantations de cacao et d’hévéa. Ils ont acheté des terres avec les propriétaires terriens. (A. F., enfant kokobé, ancien notable)
Par ailleurs, les habitants du village de Duquesne-Crémone font également face aux défis des infrastructures routières et d’un parc auto vétuste. Situé à 12 Km d’Adzopé, le village post cure, Duquesne-Crémone, se trouve à 1km de l’IRF, sur le tronçon Adzopé-Afféri marquée par une voie dégradée et carrossable. Repoussé à 14 Km d’Adzopé depuis 1949 à l’emplacement actuel à cause de l’incompréhension et des craintes de la contagion, l’IRF n’a jamais pu bénéficier d’infrastructure routière, c’est-à-dire d’une route décente et bitumée. Cette difficulté de l’état de route est aggravée par la qualité du parc-auto qui laisse à désirer par la rareté ainsi que la vétusté des véhicules de transport en commun qui relient le village à Adzopé. Malheureusement, comme le montrent les données, l’Etat semble ne pas accorder une attention suffisante à l’amélioration de la voie routière selon les villageois, laissant ainsi perdurer ces conditions défavorables.
La reconnaissance sociale du “lépreux”, ressource d’appropriation de l’espace
La reconnaissance sociale constitue une ressource déterminante d’accès à l’espace chez les “lépreux” de Duquesne-Crémone. La reconnaissance sociale fait référence à la valorisation du “lépreux” par le regard et les actions des non lépreux mais également par les “lépreux” eux-mêmes. Elle est la participation aux échanges de la vie sociale et économique.
Les réseaux et les alliances de solidarité, facteurs de reconnaissance des “lépreux”
La construction et la mobilisation des réseaux et des alliances de solidarité participent à la reconnaissance sociale des “lépreux” à Duquesne-Crémone. La communauté “lépreuse” formée à l’IRF et consolidée à Duquesne-Crémone demeure un creuset de solidarité familiale, de soutien mutuel et de sociabilité. Au niveau familial, la solidarité intergénérationnelle constitue un révélateur de la reconnaissance des parents “lépreux” par leurs enfants. Cette solidarité s’opère dans la proximité des enfants avec les parents. La résidence permanente de certains enfants “kokobé” à Duquesne-Crémone est “bénéfique” pour les parents selon les enquêtés. Les enfants restent parfois le seul support de prise en charge. Ces derniers constituent un soutien déterminant tant dans les travaux champêtres que dans les tâches domestiques quotidiennes. Aussi, les enfants kokobé, avec à leurs côtés leurs conjoint(es) et leurs enfants, deviennent de véritables relais pour faire face aux différentes tâches quotidiennes dont l’exécution devient de plus en plus pénible pour les parents. Parmi ces tâches difficiles, les plus récurrentes dans les entretiens sont les travaux champêtres, la préparation du repas, le lavage et le nettoyage ménagers (linge, vaisselle). “Les parents ‘lépreux’ de Crémone sont entourés des plus jeunes, ils ne sont pas seuls, leurs enfants les aident”, (J. P. enfant kokobé). Le statut de lépreux à Duquesne-Crémone, loin d’affaiblir les liens familiaux les renforcent. Et ces liens forts de solidarité ne sont pas altérés par le détachement spatial dans lequel s’inscrit une autre catégorie des enfants “kokobé”. L’engagement de solidarité des enfants “kokobé” en ville auprès des parents restés au village se manifeste d’abord par des aides ponctuelles, le transfert monétaire des enfants vers les parents restés au village et ensuite par le maintien des contacts avec les parents du village. Ce maintien des contacts avec les parents “lépreux” se manifeste par des appels téléphoniques, des visites aux parents et par la participation aux divers événements heureux et malheureux du village tels que la réception des donateurs, des hommes politiques, réunion de famille ou du village pour la prise des décisions dans la gestion et le développement du village ainsi que des décès.
En outre que ce soit au niveau familial ou communautaire, le “lépreux” est reconnu par les membres de son groupe d’appartenance avec qui il est lié par un sentiment d’affection. Ce dernier est accepté par son groupe avec qui il partage la même expérience de stigmatisé. Il renoue de nouveau des liens d’amitié et de voisinage qui créent un espace où il se sent compris et soutenu. Duquesne-Crémone est un espace marqué par la corésidence et le partage d’un espace de vie marqué par la lutte contre la stigmatisation, la cohésion sociale, des interactions fréquentes et de soutien mutuel. La reconnaissance mutuelle entre les “lépreux” eux-mêmes crée et consolide des liens communautaires forts entre lépreux qui leur permettent de s’affirmer et de se faire reconnaître et respecter par les non lépreux sur cet espace.
La reconnaissance sociale du “lépreux”, gage de réintégration professionnelle
La reconnaissance sociale constitue une ressource déterminante d’accès à l’emploi à Duquesne-Crémone. Par reconnaissance sociale, nous attendons ici, la valorisation du “lépreux” par le regard et les actions des non lépreux mais également par les “lépreux” eux-mêmes. Elle est la participation aux échanges sociales et économiques. Ce droit au travail leur est d’abord reconnu par l’IRF à travers l’ergothérapie qui est le traitement par le travail. Ces soins permettent de donner aux lépreux une qualification adéquate et adaptée à leurs différentes infirmités pour exercer certains métiers et se réinsérer dans la vie sociale. Cette formation leur a permis de s’intégrer au niveau professionnel à Duquesne-Crémone et à l’institut. Ces derniers exercent aujourd’hui des métiers comme la plomberie, la cordonnerie, l’enseignement, la fabrication de prothèses, le métier d’aide-soignant, de garçon et de fille de salle à l’Institut Raoul Follereau ou à Crémone même.
Par ailleurs, les “lépreux” de Duquesne-Crémone, exercent également l’activité commerciale pour la majorité sur le marché moderne de Crémone. C’est un marché hebdomadaire qui a lieu tous les jeudis du mois. Il constitue un lieu de rendez-vous et de rencontre de toutes populations de Duquesne, de l’IRF et des migrants vivant dans les campements aux alentours de l’IRF et de Crémone. Contrairement à certains marchés où les commerçants “lépreux” sont stigmatisés, ce marché fabrique ces derniers comme des “normaux” en interaction avec les autres “normaux” venus d’ailleurs.
La transaction autour du stigmate de la lèpre comme stratégie d’appropriation de l’espace par les “lépreux” de Duquesne-Crémone
La transaction autour du stigmate de la lèpre constitue une stratégie déterminante que les “lépreux” mobilisent pour l’accès et la récupération exclusive de l’espace des mains du propriétaire terrien. Le gommage de l’influence prédominante des propriétaires terriens dans la gestion de l’espace s’opère par la négociation de l’espace à travers le lotissement du village par les “lépreux”.
Duquesne-Crémone ou le contrôle partagé d’un espace
Duquesne-Crémone est un espace dont le contrôle est partagé depuis le début de la sédentarisation des “lépreux”. En effet, la régulation de l’espace, avant le lotissement du village, n’était pas le seul fait des “lépreux”, il revenait également aux propriétaires terriens. Dans la construction de leurs valeurs et leurs rapports aux autres, les propriétaires terriens se construisent et sont considérés comme des personnes attachées à la justice sociale qui soutiennent les plus défavorisés. Les données révèlent qu’ils n’ont pas hésité, par compassion pour les lépreux, à céder 250 hectares de terre aux religieux catholiques pour y construire une léproserie. Après avoir été chassés de la première léproserie située à seulement 3,5 km d’Adzopé par les autochtones Attié par crainte de la contagion, les sœurs NDA avec à leur tête avec à leur tête Raoul Follereau, affectueusement surnommé le vagabond de la charité, ont trouvé refuge sur les terres de ces propriétaires terriens. Cette léproserie, fondée en 1949 et situé à 14 km d’Adzopé, va devenir plus tard, peu après l’indépendance de la Côte d’Ivoire en 1971, l’IRF. Pour les propriétaires terriens, soutenir les vulnérables est l’un de leur trait identitaire. C’est donc par compassion qu’ils ont accueilli les “lépreux” en fin de traitement médical et sommés de sortie de l’effectif des malades lépreux et donc de l’IRF. De même, cette même compassion selon les propriétaires terriens, les a amenés à accueillir tous les non lépreux sans domiciles qui désirent se sédentariser sur une partie de la portion de leurs terres déjà occupés par les “lépreux”. En outre, les non lépreux sédentarisés à Crémone pour des raisons agricoles, constituent une main d’œuvre importante pour les propriétaires terriens qui pratiquent les cultures de rentes particulièrement la culture du cacao. Sur cet espace par conséquent, les “lépreux” n’ont que le contrôle de l’installation des nouveaux “lépreux” en fin de traitement à l’IRF. En dépit de leur statut d’autochtone qui implique le contrôle exclusif de leur territoire selon eux, ils se voient interdire la gestion de l’ouverture ou de la fermeture de leur espace aux non lépreux.
Cette domination des propriétaires terriens constituait une contrainte pour les “lépreux” qui n’avaient pas le contrôle total sur leur espace social et sur les frontières physiques de leur village. L’installation des non lépreux, sans le consentement des “lépreux”, commençait à leur paraître anormale mettant en danger leur légitimité en tant qu’autochtones du village. Ils percevaient cette situation comme un risque qui pouvait à la longue, entraîner une perte totale du contrôle de l’espace sociale.
Alors que c’est un village, bel et bien des malades et de leurs enfants. Voilà, normalement pour s’installer dans ce village, il faut passer par le district sanitaire d’Adzopé. C’est lui qui est habilité à dire que celui-là est malade, qu’il ne peut plus rentrer chez lui, qu’il doit habiter. Mais malheureusement, les gens sont venus comme ça, ils ont acheté des terres avec les propriétaires terriens. Et au lieu de rester dans les campements ils ont vu qu’ici, il y a de l’eau courante, de l’électricité, il y a l’école primaire, le dispensaire, donc ils viennent et s’installent de façon anarchique. Et c’est devenu un village ‘’pollué’’ alors que c’est un village des malades et de leurs enfants, on se connait, on sait qui est malade, on sait qui est enfant de malade, on sait qui est petit fils de malade. (A. A. B., porte-parole des “lépreux”, notable)
Dans la gestion de l’espace à Duquesne-Crémone, les “lépreux” et les propriétaires terriens ont donc des intérêts divergents. Et vue que ces divergences pouvaient entraîner des tensions et des conflits mêmes latents entre ces deux catégories d’acteurs, ceux-ci ont privilégié la collaboration et la cohésion sociale à travers un compromis. Ce compromis implique la signature d’un contrat de lotissement avec les propriétaires terriens.
Le lotissement, un outil de récupération de la gestion exclusive de l’espace
Le lotissement constitue un instrument stratégique dans la gestion exclusive de l’espace chez les “lépreux” de Duquesne-Crémone. Le lotissement peut être attendu ici comme le processus par lequel les propriétaires terriens attiés cèdent définitivement une partie de leur espace aux “lépreux” en échange d’accords mutuels. Le premier accord est implicite et émane des “lépreux” qui ont dû ouvrir partiellement leur champ politique aux propriétaires terriens. En effet, le pouvoir politique qui constitue pour les “lépreux” une ressource de positionnement symbolique et de domination était jusque-là fermé à tous les non lépreux dont les propriétaires terriens. Pour gagner la confiance de ces derniers et faciliter la signature d’un contrat de lotissement qui va leur permettre la récupération exclusive de l’espace, les “lépreux” vont avancer prudemment en introduisant les propriétaires terriens dans la chefferie. Traditionnellement, les propriétaires terriens avaient un statut de chef de terre en dehors de la chefferie des lépreux. En les intégrant à la chefferie, les lépreux ont conféré une nouvelle forme de légitimité à leur rôle. Ils ont désormais un double rôle en tant que chefs de terre et membres de la chefferie. Cette transformation a des implications sur la prise de décisions et la gestion des affaires foncières du village. Les propriétaires terriens siègent désormais dans la chefferie et participent à certaines prises de décisions politiques. En les introduisant dans la chefferie et renforçant partiellement leur autorité politique, les “lépreux” ont créé une alliance subtile. En créant une telle alliance politique avec les propriétaires terriens, les “lépreux” ont agi en tant que médiateurs, cherchant à obtenir l’acceptation du lotissement par les propriétaires terriens. Cette alliance a permis d’ouvrir un espace de négociation où les intérêts des deux parties pouvaient converger.
Le second accord est explicite et concerne les concessions faites par les “lépreux” et les propriétaires terriens autour de la gestion du foncier. Il s’agit d’un accord explicite, comme le souligne un notable “lépreux” :
Puisque c’est nous qui avons fait le lotissement mais c’est sa terre. Donc il a eu un certain nombre de lots qui reviennent à sa famille. Il a d’abord eu un protocole d’accord qui a été signé pour dire qu’eux, ils cèdent leurs terres mais en retour, ils ont droits à un certain nombre de lots. (A. M. Notable, enfant “kokobé”)
Cette transaction repose ainsi, sur le principe de réciprocité : donner pour recevoir. En récupérant l’espace par le lotissement, les “lépreux” ont utilisé les lots comme monnaie d’échange pour atteindre leur objectif. Bien que ce soient les “lépreux” qui aient lotis l’espace, les autochtones Attié en tant que propriétaires et chefs de terre, ont droit à 3 lots par hectare sur les 470 lots obtenus du lotissement de Duquesne-Crémone.
En obtenant le lotissement, les “lépreux” ont redéfini les frontières de leur espace. Ils ont récupéré la gestion exclusive de leur village, ce qui a des implications sur leurs rapports aux propriétaires terriens. Les lépreux ont réaffirmé leur autorité sur leur propre espace en établissant un nouvel équilibre avec les propriétaires terriens. Désormais, ce sont eux qui distribuent aux non lépreux et mêmes aux propriétaires terriens des lots sur cet espace. En outre, le statut de chef de terre dans la chefferie les place sous l’autorité des “lépreux” qui doivent valider leur gestion du foncier du village.
Le chef de terre est le garant de la tradition. S’il y a des cérémonies à faire sur la terre de Duquesne-Crémone, on demande son accord, son avis. En tant que chef de terre, c’est lui qui vient faire la libation. Mais en dehors de cette fonction, il travaille en collaboration avec notre président du foncier que nous avons nommé car ils connaissent les limites des terres. Mais tout ce qu’ils font, c’est le chef du village des lépreux qui valide. Tout doit passer par nous pour être valider. (A. M., notable, enfant “kokobé”)
Discussion-Conclusion
Au total, cet article met en exergue les conditions de vulnérabilité et d’inégalité des “lépreux” de Duquesne-Crémone (Côte d’Ivoire) qui fondent l’asymétrie sociale. Face à la vulnérabilité et au délitement des liens sociaux qu’ils subissent du fait du statut de la lèpre, les “lépreux” apportent une réponse inédite. Cette attitude observée chez les “lépreux” de Duquesne-Crémone liée au stigmate rejoint l’analyse de certains auteurs dans des contextes différenciés.
Pour Javeau (2016), le stigmatisé n’est pas toujours passif, il peut adopter une stratégie de résistance en inversant son stigmate. Ce retournement du stigmate s’opère par la réparation de son identité personnelle à travers le rejet de la haine de soi, l’affirmation et la valorisation de soi en tant qu’être humain. Doté de cette perception positive qui balaie les stéréotypes négatives en son encontre, le stigmatisé fait face aux structures sociales, résiste au pouvoir de domination et revendique sa reconnaissance et ce par le retournement du stigmate (Djrou & Lida, 2019; Gruel, 1985; Mercier, 2021).
Blec (2019), dans un contexte d’affirmation identitaire des noirs indique aussi que l’appropriation et la revendication par la communauté Noire du terme “nègre” construit par les racistes comme un stigmate, l’a déchargé en grande partie de sa dimension stigmatisante. A travers ce mouvement, les noirs revendiquent la fierté d’être noirs, en réponse à la domination des blancs. Des artistes se sont astreints à revaloriser les éléments culturels africains-américains face aux stéréotypes développés par les blancs sur les noirs.
De fait, les “lépreux” de Duquesne-Crémone, loin de s’auto-stigmatiser comme le mentionne la littérature, maintiennent leur statut de lépreux ou se l’approprie bien qu’étant bien portants médicalement. Cela répondrait à une forme de négociation sociale de l’équilibre dans les rapports sociaux entre eux et tous les non lépreux. Le processus du retournement du stigmate permet de reconstruire les rapports sociaux par la reconnaissance et la transaction sociale. Cette capacité résiliente des “lépreux” à reconfigurer les rapports de domination et de pouvoir leur a permis de s’inscrire dans une nouvelle asymétrie où ils sont cette fois les dominants.
C’est dans cette veine que pour Idier (2018), le mépris et l’injure qui sont une expression de domination et d’infériorisation chez les homosexuels sont transformés en un processus de réaffirmation collective de l’identité. Il devient ainsi une identité politique et sociale essayant de lutter contre la domination”. Aussi, Pichon (2007) à travers son étude sur les sans domicile fixe (SDF) mentionne que se mettre ensemble permet à ces individus stigmatisés de s’appuyer sur l’oppression subie collectivement pour se constituer en groupe de résistance. Le retournement du stigmate fait partie du processus créatif, en plus d’avoir permis la propre construction identitaire, il permet la formation d’une identité collective. L’expérience commune signifie qu’il s’agit d’une expérience partagée et partageable entre pairs, que les mouvements de lutte ont cherché à faire reconnaître publiquement. Désignées officiellement comme des “exclus”, ces personnes forment un groupe hétérogène d’individus “inadaptés” et mal intégrés. La deuxième étape de la reconnaissance a consisté à les prioriser et à la mise en place d’une politique de l’urgence sociale intégrée à la politique de l’action sociale. La dernière étape a consisté à faire de la pauvreté un nouveau problème social en le visibilisant par la médiatisation et le légitimant au niveau juridico-administratif. Dès lors, s’identifier et être identifié comme SDF ou ancien SDF devient le socle référentiel de la lutte dont l’enjeu est précisément de “sortir” de la situation de SDF et de pouvoir s’affranchir de l’exclusive de la désignation.
A côté de la reconstruction et la revalorisation identitaire des “lépreux” qui les réintègre dans la société, le retournement du stigmate à significativement participer à la reconfiguration des rapports de pouvoir entre “lépreux” et non lépreux ainsi qu’à la création d’un espace équitable et inclusif. Le pouvoir, loin d’être une possession ou une capacité, reste une relation complexe et dynamique, qui peut être renégociée et changée par les acteurs sociaux (Laval, 2015). Sous ce rapport, les “lépreux” de Duquesne-Crémone par la revendication de leur statut dévalorisé et la revendication de la reconnaissance sociale, réduisent, voire annulent l’emprise des dominants sur l’espace dudit village. Les différences et inégalités sociales qui marquent les cadres environnementaux du lépreux sont corrigées et font place à la justice sociale.
Cependant, ces résultats empiriques dépassent ces travaux susmentionnés par la capacité des “lépreux” à inverser la dynamique en dominant à leur tour les dominants sur cet espace conquis. Cela témoigne d’une transformation profonde et d’une capacité à reconfigurer les rapports de pouvoir chez les “lépreux” de Duquesne-Crémone par rapport aux enjeux spatiaux pouvant susciter un conflit latent, voire bouleverser les rapports intergénérationnels.
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Data de submissão: 01/02/2023 | Data de aceitação: 03/05/2024
Notes
[1]Attié : Le peuple Attié (Atyé, Akyé, Akié) est une population de Côte d’Ivoire vivant au sud-est du pays, notamment dans la commune d’Anyama, dans les départements d’Alépé et d’Adzopé.
[2][/fusion_one_page_text_linkLes anciens lépreux médicalement guéris résidant à Duquesne-Crémone ne sont pas caractérisés par une homogénéité ethnique. Ils sont issus de différents groupes ethniques ivoiriens, mais aussi des pays de la sous-région comme le Burkina Faso, le Mali.
[3][/fusion_one_page_text_linkEnfants “kokobé” : Les enfants des lépreux ou les enfants de la lèpre dans le groupe ethnique Attié.
[4][/fusion_one_page_text_linkCEDEAO : Les migrants issus des Etats de la Communauté Economique de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
Autores: Djrou Déného Adeline et Konan Akissi Amandine